«Il faut se rendre compte que si la culture industrielle du 19ème siècle en est arrivée à contester les richesses culturelles des autres peuples, qu’en y regarder de près, c’est moins par orgueil que par une infirmité qui limite sa vision de l’homme dont elle ne perçoit que les dimensions matérielles.» Mamadou Dia
INTRODUCTION :
Publiée dans les années 1950, Le monde s’effondre est une œuvre inédite, d’autant plus qu’elle peint sans complaisance la société Ibo. Au moment où ses contemporains versaient dans une réaction atavique, un repli identitaire et un narcissisme culturel mal placé, le Nigérian Chinua Achebe, fidèle à la déontologie journalistique (un métier avec lequel il a eu à flirter) décrit, dans un style dont lui seul a le secret, les forces et faiblesses de la culture Ibo. Pourtant des décennies après la publication de ce chef-d’œuvre qui s’érige contre les clichés, les stéréotypes persistent. En effet, après l’ex-Président français, Nicolas Sarkozy, qui soutenait que l’Afrique n’est pas suffisamment entrée dans l’Histoire, l’actuel Président américain, Donald Trump, se trompe de pays et emmerde encore l’humanité. Retour sur une œuvre qui résiste à l’usure du temps.
Les forces de la culture Ibo
L’une des causes, que dis-je, des prétextes de la colonisation de l’Afrique est de mettre un terme aux différentes querelles tribales et interethniques qui gangrenaient l’Afrique et aboutissaient le plus souvent à des guerres fratricides aux victimes inestimables ; d’où le titre révélateur du livre que le commissaire de district se proposait d’écrire : La pacification des tribus primitives du Bas Niger. Il y eut des guerres en Afrique précoloniale, comme il y en a eu partout dans le monde pour préserver des intérêts ou défendre une souveraineté menacée. Toutefois, en Afrique, ces guerres étaient justifiées et faisaient, au préalable, l’objet de négociations qui aboutissaient à des compensations, comme par exemple avec l’assassinat de l’épouse de Ogbuefi Udo par les gens de Mbaino. En guise de compensation, les Umofians ont obtenu, grâce aux pourparlers menés par leur digne fils, Okonkwo, un puceau et une pucelle. En fait, cet accord a permis d’éviter une hécatombe.
Par ailleurs, les œuvres des anthropologues et historiens occidentaux sont truffées de préjugés qui présentent le Noir comme paresseux et indolent. Toutefois, il y a partout des brebis galeuses, mais le courage et la bravoure des Africains peuvent être niés par tous sauf par les protagonistes durant les deux guerres mondiales. Des guerres durant lesquelles les Africains ont payé de leur sang et de leurs biens pour tirer les Alliés des griffes hitlériennes. Si Unoka symbolise le fêtard, le partisan du moindre effort, son fils Okonkwo incarne le Noir qui a horreur de l’échec et de l’humiliation. Qui préfère la mort à la honte, comme le prouve son suicide. En effet, sans aucun bien reçu en héritage, le fils de Unoka est parvenu à se hisser au sommet de la pyramide sociale et faire partie des neuf egwugu qui rendent la justice.
L’Africain est également décrit comme un être qui vit dans une caverne platonique, indifférent à ce qui se passe à l’extérieur… la lumière et l’évolution. Pis, sa société perdure dans le statu quo et la sclérose et elle a du mal à se départir des scories et de la gangue que lui ont infligées des croyances rétrogrades. Cependant, si le personnage principal, Okonkwo, est un conservateur endurci, son ami, Obierika, est un progressiste indéniable qui s’adapte aux changements. «Si Okonkwo était homme d’action, son ami, lui, était un homme de réflexion.» Et d’ailleurs dans la société ibo, beaucoup de pratiques ont subi des changements au fur et à mesure que les populations se rendaient compte de la caducité de certaines pratiques traditionnelles. Comme par exemple la punition qu’entraînait la destruction de la paix de Ani dont Okonkwo a été victime après avoir battu sa troisième femme, Ojuigo. En fait, cette dernière qui était allée se tresser n’était pas revenue très tôt pour préparer le repas de l’après-midi à temps. Pour expier cet affront infligé au dieu Ani, Okonkwo a dû sacrifier une chèvre femelle, une poule, une mesure de tissu et cent cauris. Pourtant, la peine qu’encourrait une personne qui commettait un péché pareil était plus lourde. «Il n’en a pas été toujours ainsi, disait-il. Mon père m’a raconté qu’on lui avait raconté que dans le passé, qu’un homme qui brisait la paix était traîné par terre à travers le village jusqu’à ce qu’il meure. Mais au bout d’un certain temps, cette coutume fut abandonnée parce qu’elle gâtait la paix qu’elle était censée préserver.»
En outre, le dogmatisme et la gérontocratie dont on accuse le Noir ne résistent pas à l’examen. En fait, si le verdict des neuf egwugu est sans appel, c’est parce qu’il est d’abord émanation du Peuple, c’est-à-dire de l’assemblée dans le cadre des aghoras, comme l’illustre la décision prise à l’encontre de Mbaino devant des milliers d’Umofians. Par ailleurs, la présence de Okonkwo parmi les dépositaires de la justice n’est pas dû à son âge, mais plutôt à son mérite, d’autant plus que : «L’âge est respecté parmi les gens de son Peuple, mais la réussite est révérée.» Ces fora qui se tenaient souvent sur la place du village ou sous l’arbre à palabres étaient des moments de débats contradictoires où jaillissaient les idées les plus obtuses, mais également les lumières les plus éclatantes. Comme en témoigne cette pertinente remarque de Obierika sur le titre d’ozo : «Je ne sais pas d’où nous tenons cette loi, dit Obierika. Dans beaucoup de clans, on n’interdit pas à un homme titré de grimper en haut du palmier. Ici, nous disons qu’il ne lui est pas permis d’escalader les grands arbres, mais qu’il peut inciser les petits qu’on atteint en gardant les pieds sur terre. C’est comme Damarangana qui refusait de prêter son couteau pour couper la viande du chien, parce que le chien était tabou pour lui, mais qui offrait de se servir de ses dents.»
Le spirituel et le temporel sont les deux pouvoirs que les colons ont utilisés, comme un couteau à double tranchant pour éventrer et écarteler l’Afrique. Néanmoins, le prétexte de la mission civilisatrice cache mal leurs visées destructrices, car l’Africain est naturellement spirituel. Comme le prouve l’existence de la notion d’un Dieu suprême dans toutes les sociétés africaines. Et Mamadou Dia de témoigner : «Malgré cette floraison de divinités que l’on observe partout, la notion d’un Dieu suprême n’est pas absente de la pensée religieuse africaine. Presque chez tous les peuples d’Afrique, on rencontre cette représentation à côté de celle des dieux secondaires.» Bien que sa conception de Dieu soit différente de celle de l’Occidental, elle n’en est pas moins pertinente, d’autant plus qu’elle exclut toute tracasserie et autres perturbations du Dieu suprême pour des peccadilles. Pour la satisfaction des besoins pareils, l’Africain préfère s’adresser à des dieux secondaires qui sont considérés comme des représentants de l’Absolu sur terre. En effet, la réponse de Akuna à Mr Brown est sans appel : «Nous paraissons accorder une plus grande attention aux dieux inférieurs, il n’en est pas ainsi. Si nous les tracassons plus, c’est parce que nous avons peur de tracasser leur maître. Nos pères savaient que Chukwu était le Seigneur suprême et c’est cette raison que beaucoup d’entre eux donnaient à leurs enfants le nom de Chukwuku. «Chukwu est suprême.»
L’incompréhension et la méprise ont poussé aussi les Occidentaux à dissocier magie et religion. Alors que chez le Noir, elles ne se rejettent pas ; plutôt elles se complètent. Si la religion est une affaire collective, la magie est une affaire personnelle, comme le prouve la recherche du remède à l’incapacité de la seconde femme de Okonkwo, Ekwefi, de voir sa progéniture vivre longtemps. Contrairement à l’Occidental qui, pour trouver une solution à un problème donné, fait recours exclusivement à la raison avec tous ses effets secondaires indésirables ; le Noir lui, devant les limites de la raison, se confie à l’oracle qui dicte les sacrifices à faire et l’attitude à adopter. Et dans la plupart des cas, une fois les sacrifices faits, les injonctions respectées, le problème est réglé sans aucun effet secondaire. Mamadou Dia notait que : «Si le rite est sacré, s’il est essentiellement symbole, il est aussi une technique à but pratique pour acquérir la fécondation, technique pour s’assurer la protection des ancêtres et des dieux. C’est pourquoi la magie ne s’oppose pas à la religion dans les sociétés africaines noires. Elle est l’auxiliaire, peut-être le substitut auquel on a recours plus familièrement, plus aisément, pour résoudre les problèmes pratiques et personnels qui ne concernent pas directement la vie du groupe.»
Cependant, le recours aux forces surnaturelles n’exclut pas au préalable l’usage de la raison. En effet, le casse-tête que constituait l’ogbanje est définitivement réglé par l’homme-médecin, Okagbue Unyanwa, qui se trouve être également un devin de l’oracle Afa. Néanmoins, quand Ezinma est tombée malade, souffrant de iba, Okonkwo est allé dans la brousse pour chercher des écorces, des racines et des feuilles qu’il a mélangées pour soigner sa fille par fumigation. Autrement dit, que le recours au surnaturel n’exclut nullement l’utilisation du naturel. Seulement, l’Africain met toujours en avant l’harmonie et la synthèse pour une bonne coexistence avec tout ce qui l’environne. D’autant plus pour lui, il y a une âme en toute chose. Donc tout élément de la nature mérite un respect et traitement humain. Et Mamadou Dia d’expliquer : «La nature, loin de s’opposer à l’homme, lui assure sa vie, son efficacité, sa protection. Il suffit de ne pas la blesser, de respecter les liens qui l’unissent à l’homme pour bénéficier de sa sollicitude qui s’exprime par l’intervention heureuse des forces invisibles.»
Ainsi, la particularité de l’œuvre de Chinua Achebe, c’est de mettre côte à côte deux thèses dialectiques sur la culture Ibo. Si bien que, s’il s’est attelé à magnifier ses forces, il n’en a pas moins dénoncé ses faiblesses.
Les faiblesses de la culture Ibo
Le sort de Ikemefuna, ce jeune homme de Mbaino donné à Umofia en fait de compensation et confié à Okonkwo, occupe une place de choix dans la trame du roman. En effet, son seul tort, s’il en est un, moins enviable que celui de la vierge mariée de force à Ogbuefi Udo, est d’être le fils d’un homme coupable de meurtre. Sans aucune présomption d’innocence, il a été froidement abattu un de ces quatre jours par les notables de Umofia, au grand dam de son compagnon, Nwoye, l’aîné de Okonkwo, avec qui il avait formé un duo. En fait, cet assassinat de Ikemefuna a eu des répercussions négatives sur son compagnon qui a fini par se rebeller contre sa société et ses idées sclérosées et sanguinaires, contre ces pratiques et coutumes d’une autre époque qui condamnent d’innocents jumeaux à la mort et imputent le péché du père au fils. «Ce fut après une telle journée à la ferme, au cours de la dernière récolte, que Nwoye avait ressenti pour la première fois un craquement intérieur comme celui qu’il éprouvait maintenant. Il rentrait à la maison avec des paniers d’ignames d’une ferme lointaine située de l’autre côté du cours d’eau, quand il avait entendu la voix d’un bébé qui pleurait dans l’épaisseur de la forêt.»
Si dans le cas de Ikemefuna, Chinua Achebe dénonce une absence de présomption d’innocence ou d’un non-lieu, en ce qui concerne Okonkwo, il flétrit un déni de circonstances atténuantes et la sévérité de la sentence bien que son crime soit qualifié de femelle. En effet, pour avoir tué par inadvertance un membre de son clan lors des funérailles de Uzeulu, Okonkwo a été condamné à vivre pendant sept bonnes années hors de son Umofia natal, hors de son clan. Ainsi, des années de dur labeur se retrouvent réduites en cendres pour quelqu’un qui n’a rien hérité de ses parents. Même sa maison a été démolie par ses voisins qui sont censés l’aider à en reconstruire une autre, une fois sa peine épuisée. Son ami Obierika qui est un homme de réflexion, contrairement à son ami Okonkwo, qui est un homme d’action, s’interroge : «Une fois la volonté de la déesse accomplie, il s’assit dans son obi et déplora la calamité qui frappait son ami. Pourquoi un homme devrait-il souffrir si péniblement d’une offense qu’il avait commise par inadvertance.»
En plus, «un royaume divisé contre lui-même ne peut pas subsister», comme le stipule l’Evangile. Cependant, la société Ibo était divisée en deux : les hommes libres et les intouchables (osu). Ces derniers vivaient désespérément en marge de la société comme des êtres entièrement à part. Avec l’arrivée de la nouvelle foi, ils ont été intégrés dans un groupe humain et commencent à avoir voix au chapitre. Comme partout, les marginaux et les parias sont souvent les premiers à embrasser une nouvelle foi. Au début, les notables de Umofia sous-estimaient la conversion de ces marginaux, ces efulefu, dont le soutien n’a jamais été considéré comme étant d’un grand apport pour Mr Kiaga et ses hommes. Toutefois, ils l’ont appris à leurs dépens, d’autant plus que grâce au zèle et au prosélytisme de ces efulefu, l’Eglise s’installa et prospéra. Comme le dit le proverbe wolof : c’est l’herbe sèche qui enflamme l’herbe verte. «Ce qui poussa Obierika à rendre visite à Okonkwo, ce fut la soudaine apparition du fils de ce dernier, Nwoye, parmi les missionnaires de Umofia.»
Dans son œuvre, Chinua Achebe dénonce également le symbolisme archaïque chez les Africains. Un symbolisme qui parfois confère à la nature des pouvoirs ou des augures qui n’existent que dans l’imaginaire du Noir comme la forêt maudite et le python sacré dans Le monde s’effondre. Quand les tenants de la nouvelle foi firent irruption à Umofia, au lieu de leur nier tout droit de cité, les notables se sont contentés de les laisser s’établir dans la forêt qui n’est maudite que par leur ignorance. Mais si la forêt maudite fait peur à cause de sa malédiction, le python inspire respect du fait de sa sacralité. Un python que Okolie aurait tué et mangé si bien que sa mort fût imputé aux dieux qui auraient déversé leur colère sur le pauvre. Toutefois, si les Ibo du Nigeria avaient leur forêt maudite hantée par des mauvais esprits, les Dogons du Mali avaient leur bosquet sacré hanté par un grand génie appelé Tummelew. Amadou Hampaté Ba raconte dans Amkoulel, l’enfant peul : «Bien que vaincu en son temps par Cheikhou Amadou, le chef de Say n’a jamais eu peur que d’un seul homme : le colonel Archinard, chef des ‘’peaux allumées’’. Ce grand sorcier blanc avec ses ‘’cinq ficelles’’ n’a-t-il pas réussi à pactiser avec le grand génie Tummelew qui lui a livré le secret du bosquet de tamariniers au sud de Djenné, seul endroit d’où l’on pouvait partir pour prendre sûrement la ville.»
L’Afrique regorge de beaucoup de valeurs et de richesses qui, si elles sont exploitées à bon escient, peuvent être d’un grand apport pour l’humanité tout entière. Mais à condition que les Noirs acceptent de faire une introspection et se séparer des scories et autres gangues qui retiennent l’Afrique à la traîne.
Conclusion
Alors que ses contemporains se lançaient dans une réponse du berger à la bergère, Chinua Achebe les invita à une étude introspective sans parti pris, sans complaisance de nos sociétés. Cependant, éclaboussée par des tares comme toutes les sociétés d’ailleurs, la société africaine a beaucoup de choses positives qu’elle peut apporter dans la naissance d’une civilisation de l’universel, dans un monde menacé par un déséquilibre planétaire ; d’où notre position de réconcilier le spiritualisme africain et le matérialisme occidental, la foi et la raison, pour construire un monde équilibré, car comme le dit Leibniz : «Exclure la foi au nom de la raison, c’est crever un œil pour mieux voir.»
Elimane BARRY
professeur d’Anglais
au lycée Mciré BA de Kédougou
eltonbarry87@gmail.com