Il y a dix-sept ans que disparaissait le poète-Président Léopold Sédar Senghor. Plus que jamais, sa pensée reste actuelle et l’un de ses héritiers, le poète Amadou Lamine Sall, ne cesse de le répéter. Dans cet entretien, il interroge l’héritage du fils de Basile Diogoye.

Qu’est-ce qu’on peut retenir du combat que menait le Président Senghor pour la revalorisation et la promotion des valeurs et cultures noires, dix-sept ans après sa mort ?
Léopold Sédar Senghor fut un précurseur fondamental, incontournable. Bien sûr, il ne fut pas le seul. Il y a aussi l’immense Cheikh Anta Diop. Mais Senghor, c’est le poète, l’humaniste, le penseur, avant l’homme d’Etat. S’il a été ce qu’il a été, c’est que le poète et l’humaniste en lui précédaient tout. Les concepts de Négritude, de civilisation de l’universel, de métissage ont tissé sa légende. Il suffit de retourner dans les années 60, 70  à 80, et de regarder ce qu’était le visage de notre pays. Tout y était discipline, respect, travail, érudition, dignité, ouverture, probité, humilité. Il ne faut pas non plus oublier que Senghor, comme 1er chef d’Etat, n’a pas seulement bâti une République. Il est allé au-delà, en bâtissant une Nation. C’est un fait rare en Afrique où nous assistons à tant de guerres tribales, j’ajouterai de coups d’Etat également. Rappelons-le, c’est important ! Senghor disait que dans un pays où les officiers et sous-officiers lisaient le latin et le grec, il ne pouvait pas y avoir de coup d’Etat militaire. «Ce sont de petits soldats, des caporaux, qui font des coups d’Etat.» Vrai ou faux, le Sénégal continue sa marche vers la lumière. Cet homme était considérable de par sa vision, son érudition, sa conduite des hommes, son humilité face à son Peuple, son rayonnement intellectuel qui a fasciné le monde. Sa poésie reste un hymne à la femme et à l’homme noir. Il parlait pour les Noirs de toutes les couleurs. Africain parmi les Africains, Sénégalais parmi les Sénégalais, Sérère parmi les Sérères, Wolof parmi les Wolofs, Toucouleur et Peuls parmi les Toucouleurs et les Peuls, Diola parmi les Diolas, citoyen du monde parmi les citoyens du monde, il a amplifié et porté très loin le nom du Sénégal. Chrétien minoritaire parmi les musulmans, ces derniers l’ont aimé et élu près de 20 ans. Veilleur et ami respectueux de toutes les confréries religieuses, il fut protégé par tous les khalifes dont les noms nous honorent encore aujourd’hui. Oui, Senghor n’est pas dans la vallée. Il est au sommet de la montagne. Il est en nous. Il nous précède de par sa pensée et par ce que fut sa vision.
En plus du Musée Léopold Sédar Senghor, qu’est-ce qui a été fait et qui immortalise sa pensée ?
Il faut saluer l’érection de sa maison en musée. Pour ma part, je préfère «Maison Senghor» à «Musée Senghor». Ce n’est pas un musée. C’est sa maison, là où il vivait avec sa famille. Humblement et discrètement. Musée pour musée, ce n’est pas un musée. Il faut plutôt étudier comment créer un vrai «musée Senghor» où serait exposée toute son œuvre littéraire : livres, manuscrits, lettres, notes, sans oublier sa propre collection d’œuvres d’art. Son conseiller et ami du nom de Gérard Bosio conserve en France un nombre impressionnant d’objets qui peuvent remplir un musée Senghor. Il se bat pour concrétiser ce projet, mais n’y arrive pas. Il a même souhaité voir ouvrir une «Salle Senghor» au sein du Musée des civilisations noires qui vient d’être inauguré. Je ne sais pas ce que vaut une telle proposition et sa validation ou non par le Président Macky Sall si attentif à ce qui touche Senghor, je puis en témoigner, et par son ministre de la Culture conquérant, mais vigilant. Notre ami Hamady Bocoum qui dirige le Mcn aura aussi prudemment, mais fermement son mot de veilleur sur les missions du grand temple noir. Au-delà de Senghor, nous pourrions  y ajouter une «Salle Cheikh Anta Diop» où serait célébrée l’œuvre du grand homme. J’y vois un raccourci pour rendre hommage à deux grands hommes de notre pays et de notre continent, parmi d’autres, sans avoir à leur consacrer des musées individuels, faute de moyens. Voilà une bouteille à la mer ! Laissons-là au grès des vents pour les vingt années à venir ! Quand on est Senghor, point n’est besoin d’être immortalisé par une pierre. En voyageant de par le monde, en donnant des récitals de sa poésie et des conférences sur son œuvre et sa pensée, je me suis rendu compte combien il était célébré du Liban jusqu’au Canada. C’est impressionnant ! Il y a longtemps que cet homme ne nous appartient plus. Ce qui immortalise sa pensée, pour répondre précisément à votre question, c’est son message d’humaniste, de métis, de poète, d’homme d’Etat éclairé, visionnaire, bâtisseur d’hommes avant d’être bâtisseur de pierres. C’est tout cela l’éclat de Senghor.
Sa pensée est-elle toujours actuelle ?
Non seulement sa pensée est actuelle, mais elle devance le nouveau siècle qui commence pour un homme qui appartient au siècle dernier. Plus que jamais, la Négritude est actuelle. Elle sera actuelle tant qu’un homme noir se réveillera quelque part sur la terre. La civilisation de l’universel dont il parlait a précédé ce que l’on a appelé beaucoup plus tard la «globalisation» ou «mondialisation». Le métissage culturel qu’il appelait de tous ses vœux est l’avenir de notre monde. Les Etats-Unis d’Amérique sont nés de cette immense et belle rencontre d’immigrés venus de tous les continents sur son sol chercher à travailler, à boire, à manger, à vivre dignement. C’est cela qui fait leur puissance, c’est-à-dire cette masse d’intelligence et d’humanités diverses qui, ensemble, en conjuguant leur race, leur savoir-faire, leur savoir-être, leur beauté, leur âme, ont bâti ce grand pays au cœur du monde. Les Etats-Unis sont un miracle et résument ce dont Senghor rêvait, vivre ensemble, mais différents. Oui, c’est bien un fils du Sénégal, de l’Afrique, un Sérère serviteur des Peuls et des Toucouleurs, qui fait encore et pour longtemps encore aimer notre pays et faire respecter et louer la «pensée noire». Je tairai l’Académie française qui l’a accueilli en célébrant enfin et pour la première fois non pas un Africain, un homme noir, mais surtout une voix de poète, une pensée puissante à la rencontre de tous les hommes. Bref, un homme dont les générations futures, très loin dans le temps, se demanderont s’il a vraiment existé. C’est cet homme que jeune poète, j’ai rencontré et aimé. Il me l’a bien rendu en me donnant la meilleure des armes pour vivre : lire, écrire, créer des œuvres de beauté, partager, aimer son prochain, apprendre avant tout à être humble et à savoir que c’est «arrivé au sommet de la montagne que l’on commence enfin à monter».