Souley est revenu. Il avait, dit-on, pris les pirogues, il n’est pas jamais arrivé. Il erre dans les rues et il dit ses vérités sur les murs de son sinistre quartier. «Nous sommes nés dans la pauvreté, et avons grandi dans la pauvreté. Pour combien de temps encore devrons nous vivre dans la débrouille, la misère. Nous avons donné notre sang, notre sueur, notre vie. Que reste-t-il à donner.» Longtemps sa famille l’a cru pour mort, enseveli dans les vagues de l’océan. On l’avait même «deuillé».
Avant de partir, il avait un petit atelier de menuiserie à l’angle de la rue. Les choses ne marchaient pas comme il entendait. Il n’y avait plus de commande de lit. Les gens ne se marient plus assez pour faire marcher son business. Il est parti. Il est revenu. Il n’est pas fou. Sans doute traumatisé. Il est parfois plus facile de vivre à la marge. On est oublié. La pression sociale s’exerce moins. Vous êtes exonéré de dépenses et des pesantes cérémonies familiales.
Chaque matin, Souley se pose sur le bloc de ciment brut sous la fenêtre de Mère Kiné Sow. La veuve Laobé à la langue pendue qui arrose le banc chaque soir pour éloigner les jeunes fumeurs de chanvre indien. Je connais plein de fous «récupérables» mais qui préfèrent rester dans le confort de l’écart social. Il y a juste Aly Mbaye qui, ces jours-ci, fait sa promenade à midi sur l’Autoroute. Il boitille un peu depuis qu’un car rapide l’a heurté et n’a plus de dents. Il a juste fumé trop de joints. Tout le monde sait que ce groupe de jeunes, qui squattent les angles des rues adossés au poteau électrique, sont des fumeurs de yamba et des agresseurs à leurs heures perdues. Mais, personne ne pipe mot… Ils finiront tous dans la rue en train de tomber leurs pantalons et de faire les cent pas entre les cars rapides. Le yamba est devenu le refuge contre la misère.
Seule Mère Kiné Sow, dans ses moments d’extase, quand elle est saoulée par la fumée de chanvre, ose leur dire la vérité droit dans les yeux. La dernière fois, elle a dit au jeune colosse, Mass, qui sème la terreur dans le quartier, qu’à son baptême que son vaurien de père coureur de jupons invétéré avait amené un mouton qui n’a même pas la taille d’un varan. Elle exagère quand même. La dame se lève tous les jours à 4 heures du matin pour vendre le poisson.
Il y a moins de fous qui errent dans les rues. Les malades mentaux étaient comme des bêtes de foire pour les enfants. Baye Baka marchait torse nu dans les rues. Son dada à lui, c’était une pile de bois de coffrage sous les aisselles et un tuyau en plastique rouge. On dit qu’il était ancien maçon. Mais qui sait ? Il dégageait une certaine sagesse, avec sa barbe grisonnante. C’était les années Kassav. Le zouk. Le magnétophone à cassette. Les «koléidera». Les matinées dansantes (qui commençaient à 18 heures). Mais où est passée toute cette innocence ?
Quand on organisait nos bals, on cotisait mille francs. On avait droit à des pastels et crevettes passées à la poêle et une bouteille de coca. C’était honnête. On guettait tous la chanson de Youssou Ndour Africa Remember. C’est une longue chanson douce, un slow. On pouvait serrer un peu plus. Souley aimait coller Khady. Elle vend aujourd’hui le meilleur pain thon du quartier (un peu trop salé à mon goût). Elle a cinq enfants et est divorcée d’un forgeron qui la battait. Elle a quitté le gars et est revenue chez son père.
J’ai remarqué que ce sont les charrettes qui livrent le pain maintenant dans le quartier. Mère Kiné Sow a publiquement déclaré qu’elle ne mangerait plus de ce pain. C’est dégueulasse, elle a dit. Elle a vu le cheval s’arrêter au beau milieu de la route, faire ses besoins et repartir faire la distribution de pain.
Les haut-parleurs des mosquées implorent la paix. Les graffitis sur les murs célèbrent les légendes des navétanes. Asc Rawalé, finaliste 2015. L’histoire retiendra. Il a fallu une bonne dose de folie pour naître ici. Les gens sont tellement fatigués qu’ils n’ont plus la force de se plaindre. Derrière cette façade, il y a les massacres silencieux. La faim, la mal-bouffe, le désœuvrement, le non accès aux soins de santé. Mais le monde tient grâce à un joint.