Rentre bien ma chérie. Passe une excellente nuit. Allez bisous bye. Ok on s’appelle. Quand nous nous séparons de l’autre, l’ami, le collègue, qu’on aime vraiment ou apparence, nous formulons des souhaits, des vœux d’espoir et des promesses. Nous aimons promettre. C’est dû à notre incapacité à changer au présent. On se remet sur le futur. On ne peut pas se parler maintenant, on s’appelle après. Pour panser la douleur de se quitter, on s’envoie plein de bisous. Mouah. Mouah…
C’est un ouf de soulagement et d’exaspération que nous poussons le soir. Une fois fini le boulot. Nous sommes rentrés, nous sommes entourés de notre femme et de notre enfant. Vous devez vous dire une fois au moins dans votre vie : «Aujourd’hui, j’ai décidé de ne pas rentrer chez moi. Je ne sais pas où j’irais exactement, mais je ne vais pas rentrer chez moi.» Essaie pour voir. Il y a beaucoup de douleur à être chez soi. Supporter les cris du bébé. Le canapé qui sent la bave, la moquette qui chlingue la pisse.
La première révolte d’un homme d’âge mûr doit commencer par le refus de rentrer chez soi. Le collègue de bureau, c’est le gars que l’on regarde tous les matins. Bada occupe le bureau d’en face. Il achète chaque matin les journaux pour jouer aux mots croisés. C’est son droit. C’est un homme franchement honnête. Il y a longtemps qu’il garde la même posture voutée, les lunettes sur le nez, ses yeux qui scrutent l’écran comme pour le renifler. C’est un gars qui s’est inventé un visage de vieillesse avant l’heure. Ça doit faire 15 ans qu’il n’a pas changé sa garde-robe. Il soigne son haleine au bonbon menthe. Son rêve le plus secret, c’est de prendre une deuxième femme. Epouser l’assistante du directeur des Ressources humaines. Espérons qu’il fera sa déclaration avant sa retraite.
Beaucoup ne trouvent dans le mariage, que la jouissance d’être servis, d’être nourris. Epousez votre bonne alors. De plus en plus de femmes vivent très mal, le fait d’être entretenues. C’est le début de quelque chose. Cette révolution douce. Ecoutes Bada, rentres chez toi. Va écouter ta femme chanter pour expier sa routine… Si son visage ne te dit plus rien, admire ses mollets. On ne regarde pas assez les mollets des femmes.
Nos visages doivent incarner nos caractères aux différents âges de la vie. Le jeune innocent. L’adolescent insouciant. L’adulte responsable. Le vieux sage. Plis et replis de peau à travers les époques. Nos mollets ne vieillissent pas vite. Sur certaines de ses vieilles photos, Bada portait ses lunettes sombres et une casquette de baseball. Maintenant sa calvitie prospère sous son bonnet blanc. On ne commence vraiment à vieillir que quand on arrête de séduire. A 17 heures, les bureaux sont vides. La circulation est engorgée à Dakar entre 19 et 21 heures. Les auberges connaissent leur pic de clientèle vers 18 heures. Prie et laisse prier l’autre. Respecte ton prochain. Le monde est devenu cruel. Ces jours-ci, c’est la chasse à l’informel à Dakar. Dans ce pays, on fait la part belle à ceux qui ont fait les bancs et chasse ceux qui ont des tables.
Dans les livres savants, ils n’ont pas un nom précis. La chose ne mérite pas un nom précis. Voyez ces différentes appellations. Economie non-officielle. Economie non enregistrée. Economie non déclarée. Economie dissimulée. Economie souterraine. Economie clandestine, parallèle, irrégulière, marginale. Economie périphérique.
Des maux qui sonnent et raisonnent. Une profusion de mots qui disent davantage notre sidération et notre entendement, ce que nous sommes capables d’en comprendre. Enfermer ce secteur informel et mal formé dans des définitions lapidaires ne sert qu’à sonner le glas d’une économie saine et rationnelle. La décrire plus longuement, avec les quelques termes supplémentaires réquisitionnés ça et là pour rendre compte de sa nature et de ses capacités tentaculaires, sert à clôturer le chapitre sur cette économie qui n’économise pas grand-chose.  Mais avilit, corrompt, dissimule. Il faut en convenir si la stratégie n’est pas subtile, elle est atrocement habile. Une mentalité de forbans, des méthodes de brigands, pour esquiver les taxes et impôts. S’y ajoute un bricolage inventif et buté qui donne l’impression d’une créativité d’un génie local. Mais qui au fond recycle des survivances et les espoirs.