Il est des œuvres dont l’universalité et l’intemporalité transcendent les contingences culturelles et raciales parce qu’elles sont profondément ancrées dans la condition humaine ou dans plutôt l’humaine condition. L’humanité est, en effet, une condition tragique : être au monde ; d’y être sans cesse balancé entre vouloir, savoir et pouvoir ; de s’y savoir mortel et cependant obligé de toujours vouloir. Honoré de Balzac a sculpté la tragédie de l’existence humaine avec génie et humour par son œuvre La peau de chagrin. Raphaël de Valentin, personnage principal du roman, ruiné par le jeu, mûrit l’idée de se suicider. Puis, par un concours de circonstances, entra dans un magasin d’antiquités où un antiquaire lui proposa un talisman («une peau de chagrin») dont la force mystique qu’elle assure à son acquéreur se résume à ceci : «Si tu me possèdes, tu possèderas tout, mais ta vie m’appartiendra.» La cupidité de Raphaël de Valentin résista aux mises en garde de l’antiquaire : chaque désir exaucé fera diminuer la taille de cette peau, symbole de sa vie. La fin tragique du héros est certes l’illustration de la vie de chaque être humain, mais elle figure mieux la tragédie du pouvoir politique. Il ouvre la porte à tous les délices, à tous les privilèges et à tous les honneurs, mais plus on en use, davantage il s’amenuise. Le pouvoir de Macky Sall, plus médiocre que jamais, trouve dans la justice et dans la presse «collabo» sa «peau de chagrin» : tous les criminels qui touchent «le Macky» sont absous et il fait condamner tous ceux qu’il considère comme des obstacles.
La justice sénégalaise est aujourd’hui l’appendice du pouvoir politique qui l’instrumentalise avec une arrogance et un dévergondage sans pareil dans l’histoire du Sénégal. Dura lex sera lex : tous les dictateurs du monde ont fait leur cette maxime pour justifier leurs crimes odieux. C’est ce qui montre que la justice est certes le bouclier principal du citoyen contre l’aliénation politique et l’arbitraire, mais elle est également le glaive sournois par lequel le prince corrompu exécute son Peuple. Quand la justice devient le bras armé de l’Exécutif et que la presse (qui devrait incarner le contre-pouvoir) décide de s’inféoder à celui-ci, c’est faire preuve de démagogie que de continuer à parler de régime démocratique. La démocratie sénégalaise est suspendue aujourd’hui aux aléas d’une justice qui est trop sélective et trop partiale pour prétendre réguler les rapports de forces politiques et les rapports entre citoyens.
Hier c’était Karim Wade (condamné par une Cours exclusivement instituée pour lui) ; aujourd’hui c’est Khalifa Sall qui a le privilège de voir son dossier connaître une diligence exceptionnelle. Lui qui a toujours été freiné dans ses projets par des tours de passe-passe juridico-politiques sophistiqués est aujourd’hui le premier servi par la justice punitive ! Nous sommes tous en sursis parce que nous avons laissé faire l’injustice : tant qu’un homme peut dénoncer l’injustice ou la combattre, il a l’obligation de le faire. Tant qu’un homme refuse de combattre l’injustice parce qu’il y trouve un quelconque profit personnel, il est en train de semer les germes de sa propre ruine. Il n’y a pas de pire compromission que celle avec l’injustice : c’est elle qui nous fait héberger le diable chez nous, c’est elle qui nous vend les uns aux autres et c’est elle qui nous enlève notre âme de citoyens pour nous transformer en pantins d’une République d’enjolivure. Tout le monde connaît les forces tapies dans l’ombre de la République et qui complotent au gré de leurs intérêts, mais par la cupidité des uns et l’indolence des autres, elles réussissent jusqu’ici à dresser les uns contre les autres : des milieux politico-médiatiques ont pris en otage ce pays ! La presse «collabo» se charge de ternir l’image des prochaines victimes de la justice bras armé du pouvoir exécutif. Voilà une ruse et perfide manière de légitimer en amont, dans les consciences, tous les abus du prince.
Il n’y a aucune chance que Khalifa Sall sorte indemne de cette affaire et ce, non pas parce qu’il est coupable (de toute façon la culpabilité sous Macky Sall est aussi conjoncturelle que l’humeur d’un ivrogne), mais parce qu’il incarne aujourd’hui leurs turpitudes d’hier. Ce qu’ils reprochent à Khalifa est précisément ce qu’ils ont pratiqué au lendemain des élections locales de 2009 : ils se sont servis de leur position pour accumuler le trésor de guerre en direction des élections de 2012. Ceux qui se demandent pourquoi la justice est si prompte à élucider l’affaire Khalifa Sall alors qu’elle traîne les pieds dans d’autres affaires plus sombres ont désormais la réponse sous leurs yeux : ils savaient exactement les «crimes» qu’ils ont commis ensemble.
Au Sénégal, on est désormais coupable parce qu’on est présumé l’être par le prince. Que l’Ige soit à l’origine de cette enquête ne change rien dans cette affaire : les rapports de l’Ige et de l’Ofnac sont en train de pourrir sous le coude jamais levé du Président. La pratique des verdicts politiques prononcés par la justice est en train de devenir une culture : il n’est pas possible que l’affaire Karim Wade, celle de Aïda Ndiongue, le cas Ousmane Sonko, l’imbroglio juridique de l’affaire Barthélemy Dias, etc. aient tous une issue aussi heureuse pour le régime ! Le bandeau sur les yeux de dame justice a été enlevé au Sénégal et on lui a indiqué des victimes.
Mais ce dont Macky Sall ne se rend pas compte, c’est que sa «peau de chagrin» se rétrécit plus vite que celle de Raphaël de Valentin, car il y a des maladies dont on est immunisé à vie une fois qu’on en guérit. Quand le Peuple sera abondamment abusé et saturé par des mensonges, il deviendra invulnérable à toute forme de mensonge. Quand la justice (normalement rendue en son nom) lui apparaîtra foncièrement injuste, elle ne pourra plus servir de caution morale aux crimes abjects du prince. Quand la justice devient une télécommande aux mains souillées du prince, l’intégrité des hommes de valeur est certes menacée, mais leur engagement en devient plus fort et plus fécond. Macky Sall commence à perdre sa crédibilité en Afrique ; il a déjà perdu la confiance de certains magistrats, celle des enseignants depuis belle lurette ; la solidarité des ses propres alliés politiques. Et bientôt le Peuple comprendra l’étendue de l’imposture incarnée par ce régime dont l’incompétence et la mauvaise foi dépassent tout entendement.
Alassane K. KITANE
Secrétaire général du mouvement citoyen LABEL/Sénégal