Qui se souvient que la peste joue un rôle central dans la tragique histoire de Juliette et de son Roméo ? C’est plutôt le virus de la maladie d’amour qui semble mener l’intrigue, ainsi que le microbe ravageur de la vengeance séculaire entre les Montaigu et les Capulet. Pourtant, sans le funeste bacille, les amoureux auraient vécu heureux, loin de Vérone, et auraient sans doute eu de nombreux enfants. En effet, c’est à cause de la peste que frère Jean ne parvient pas à gagner la ville de Mantoue pour remettre à Roméo (qui s’y est caché pour faire croire qu’il avait obéi à l’ordre d’exil du prince) le message crucial rédigé par frère Laurent : Juliette n’est pas morte, elle a absorbé un narcotique qui lui permet de feindre le trépas, il suffit d’attendre et elle va se réveiller. A la sortie de Vérone, frère Jean a été arrêté par une patrouille le soupçonnant de sortir d’une maison infectée et de risquer de contaminer ceux qu’il rencontrera. Il est, si l’on peut dire, «confiné» et ne parvient même pas à renvoyer son message à frère Laurent pour qu’il le transmette par une autre estafette. Le retard pris est fatal : Roméo trouve Juliette inanimée et la croit morte, il se suicide, elle découvre son cadavre à son réveil et met fin, à son tour, à ses jours. On passe du bonheur à portée de main à la tragédie la plus sombre. Parce que la peste sévit dans une partie de l’Italie et que la prudence publique limite les déplacements et les contacts. La peste, invitée surprise et décisive de la pièce.

Il y a fort à parier qu’aucune Juliette n’attend, aujourd’hui, la visite d’un Roméo dans une cité de Lombardie ou de Vénétie confinée… A l’époque des mails et des SMS, frère Laurent pourrait prévenir Roméo sans rien craindre d’autre que les hackers ou les bugs. Mais, il est intéressant de revenir sur la fonction théâtrale de la peste dans le chef-d’œuvre de William Shakes­peare. Elle fait office de Deus ex Machina, ou plutôt de «Diabolus ex Machina». Là où l’imprévisible, voire l’imaginable, dénoue heureusement les situations les plus confuses, comme dans les comédies de Molière, survient sous la plume de Shakespeare un événement totalement extérieur à l’histoire, dont personne n’a parlé jusqu’à présent, et qui fait basculer dans le drame une histoire astucieusement ficelée pour aller vers son happy end.
On peut même considérer que le confinement, fatal au destin de Roméo et de Juliette, aurait pu les sauver. Bien appliqué, il aurait rendu impossible la circulation des jeunes aventuriers dans les rues, et donc le duel entre Mercutio et Tybalt. En allant plus loin, le confinement aurait même mené à l’annulation du bal chez les Capulet, au cours duquel Roméo tombe amoureux de Juliette… Intégré dès le début à l’intrigue, la peste aurait rendu impossible, ou presque, la pièce ; invitée à la fin des tribulations, à leur point d’orgue, elle chamboule tout ce qui a été ingénieusement prévu par les protagonistes. Elle défait la pièce en l’accomplissant.
Le lecteur ou le spectateur curieux noteront néanmoins que la peste arrive beaucoup plus tôt qu’à la scène deux de l’acte V. En effet, à la première scène de l’acte III, juste avant de mourir, Mercutio frappé par Tybalt maudit par deux fois les Montaigu et les Capulet, entraînés dans une haine viscérale et stupide qui fait tomber comme des mouches les meilleurs de leurs parents et de leurs amis. «Je suis blessé. J’ai mon compte. La peste soit de vos deux maisons !», dit-il d’abord (traduction deYves Bonnefoy). «La peste sur vos deux Maisons ! Elles ont fait de moi une viande pour les vers», crie ensuite le jeune homme (dans la traduction de Pierre-Jean Jouve et Georges Pitoëff), après avoir constaté : «Je suis poivré, je vous le dis, pour ce monde.» Un dernier «ah!, vos Maisons!», complète le sort.
Ce n’est pas au pied de la lettre qu’il faut prendre la malédiction de Mercutio : ni Roméo, ni Juliette, ni aucun membre de leur maison ne mourront de bubons purulents. La peste s’abat bel et bien sur le destin des Montaigu et des Capulet et sur leur lignée, mais sans faire aucun malade ; la peste empêche l’évasion des amoureux et amène soudain les deux familles incorrigibles à s’amender et à se réconcilier.
Pour nombre de spécialistes, l’authenticité des pièces de William Shakespeare est, on le sait, matière à d’interminables débats. Certains pensent que Giordano Bruno, sans doute la plus grande intelligence européenne de la fin du XVIe siècle, exilé à Londres, a composé ou inspiré plusieurs des pièces de Shakespeare – on trouve ainsi nombre de ses thèses dans Hamlet. Les pièces «italiennes» de l’Anglais sont, elles aussi, suspectes. Et si Roméo et Juliette faisait partie de ces apocryphes ? Giordano Bruno, moine rebelle exilé en Suisse et en Allemagne, passe quelques années à Londres au cours de la décennie 1580, peut-être dès 1578, et sans doute y est-il encore en 1583. Il est alors au cœur de nombreuses disputes intellectuelles, il publie plusieurs ouvrages et fréquente divers cénacles. Nul doute qu’il a pu approcher Shakespeare. Or Bruno a vécu, dans sa jeunesse au monastère, des périodes d’épidémie. Il était ainsi une sorte de Frère Jean avant l’heure… L’Angleterre connaît déjà l’histoire de Roméo et Juliette, à travers celle de Pyrame et Thisbé racontée par Ovide, mais surtout grâce à la mode des novelles, ces romans italiens traduits et adaptés. Ainsi du conte signé par Luigi da Porto et publié en anglais en 1562 sous le titre The tragical history of Romeus and Juliet. Une autre version sort en 1582, et William Shakespeare se sert des deux textes pour composer son drame. Bruno a-t-il livré sa propre version ? Ou seulement proposé cette idée de pièce ? Ou bien ajouté quelques éléments, dont la peste décisive ? Shakespeare écrit Roméo et Juliette entre 1591 et 1595 (la pièce est publiée une première fois en 1597). Il peut donc avoir profité des idées de Bruno, où récupéré un manuscrit de l’Italien… Giordano Bruno auteur de certaines pièces, ou inspirateur ?
Car peut-être y a-t-il un troisième homme… Marc Goldschmit, dans le Bulletin des bibliothèques de France, signe un article intitulé: «John Florio sous le masque de Shake-speare (sic)» (regardez par ICI). Florio, le véritable auteur des pièces du grand Will, selon Goldschmitt et d’autres, tel Lamberto Tassinari, est un traducteur dont le père est italien, et qui, par son métier, fréquente les milieux littéraires : «Florio quitte Londres en 1578 pour Oxford et y rencontre Giordano Bruno. Les deux hommes prennent part aux débats organisés pour le divertissement du prince Tarski de Pologne, lors de sa visite à la reine. John Florio est mentionné dans Le Banquet des cendres, de Bruno, écrit en 1584, il est dès lors publiquement associé à Bruno. L’université d’Oxford est violemment hostile à Bruno, et une tempête se déchaîne contre lui. Contrairement à ce que prétendent certains tenants du stratfordisme, la pensée de Bruno n’est pas une des textures de la culture de l’époque en Angleterre. Comment expliquer alors la prégnance de la pensée de Bruno et les nombreuses références à sa pensée dans le théâtre de Shake-speare (notamment dans Hamlet I, v. 164-165 : «Il y a plus de choses dans les cieux et sur la terre, Horatio, que n’en a rêvé votre philosophie») ? C’est la vie de John Florio, qui donne sa teneur à celle de Shake-speare et qui permet de comprendre la présence surprenante de la pensée de Bruno dans l’œuvre du dramaturge de langue anglaise. Bruno et Florio partent en effet l’un et l’autre, ensemble ou séparément, pour Londres en 1583, année où Florio devient un des employés importants de l’ambassade de France à Londres. Florio a son bureau à l’ambassade où Giordano Bruno réside, et il y est enregistré comme «attorney». On peut donc affirmer que Florio et Bruno étaient amis et proches, du moins entre 1583 et 1585. Les cinq livres de Bruno sont cités dans le dictionnaire de Florio et les Second Fruits de 1591 font de nombreuses références à l’œuvre de Bruno.
L’express.fr