Depuis mi-septembre, les canaux personnels du Président Bassirou Diomaye Faye se sont tus. Dans ce vide, une photo de scrabble et un incident protocolaire à l’Onu ont façonné l’image présidentielle, révélant la fragilité d’une communication exposée au rythme implacable des réseaux sociaux.
Depuis le 12 septembre 2025, les pages personnelles du Président Bassirou Diomaye Faye sur X et Facebook se sont tues. Ce silence contraste avec l’intensité de son agenda : audiences diplomatiques et économiques, plaidoyer remarqué à la tribune des Nations unies, rencontres bilatérales de haut niveau. Là où ces canaux constituaient un espace de proximité et de spontanéité, ils se sont vidés de toute publication. Or, en communication politique, le silence n’est jamais neutre : il devient lui-même un message, un espace que d’autres investissent. Comme l’a montré Patrick Charaudeau (2005), le discours politique ne se réduit pas à ce qui est dit ; il est aussi un contrat implicite entre le locuteur et ses destinataires. Lorsqu’il est rompu, la confiance se fragilise et les interprétations prolifèrent.
C’est dans ce vide qu’une image est venue s’imposer : celle du Président jouant au scrabble dans Pointe Sarène (l’avion présidentiel). Publiée par des soutiens officieux, cette photo a enflammé la toile. Les uns y ont vu un Président humain, simple, «Monsieur Tout-le-Monde», capable de relâcher la pression. Les autres ont dénoncé une légèreté déplacée, une insouciance malvenue dans un contexte où le pouvoir d’achat s’érode et où les urgences sociales sont criantes. Cette polarisation révèle ce que Pierre Bourdieu (1991) appelait le pouvoir symbolique : la capacité d’une image, d’un geste ou d’une parole à structurer les perceptions bien au-delà de leur contenu immédiat. Ici, une simple partie de scrabble est devenue le miroir d’attentes contradictoires et le terrain d’une bataille symbolique.
L’essentiel n’est pas tant dans l’image que dans son cadrage, ou plutôt dans son absence de cadrage. Comme l’a montré Erving Goffman, dans Frame Analysis (1974), la signification d’un événement dépend du cadre interprétatif qui l’accompagne. Or, cette photo est apparue brute, sans contextualisation officielle. Ni explication, ni contrechamp visuel montrant le travail présidentiel, ni séquence narrative capable d’en inscrire le sens. Le résultat est limpide : l’angle dominant n’a pas été fixé par la Présidence, mais par des relais extérieurs. La communication pré­si­dentielle a perdu la main sur l’in­ter­prétation de sa propre image.
Mais la photo du scrabble n’est pas la seule scène à avoir façonné l’image du Président ces derniers jours. A l’occasion de la 80è Assemblée générale des Nations unies, Bassirou Diomaye Faye a livré un plaidoyer puissant en faveur du Peuple palestinien de Gaza. Pourtant, avant de prononcer ses mots, il a été confronté à une mésaventure protocolaire pour le moins insolite. Alors qu’il s’installait derrière le pupitre, il s’est aperçu que son discours n’avait pas été déposé. Quelques secondes de silence ont suivi, le Président restant seul face à l’assemblée mondiale, avant qu’il ne se tourne vers le modérateur pour signaler le problème : «Ils ont pris le discours qu’ils n’ont pas déposé», a-t-il murmuré, révélant une faille du protocole onusien. L’incident a été rapidement corrigé, mais il n’en a pas moins marqué les esprits. Sur les supports officiels diffusés ensuite, la séquence a disparu, ne laissant place qu’à la prise de parole solennelle. Là encore, un détail a pris le dessus sur l’essentiel. Au lieu que le plaidoyer ferme et précis du Président domine l’actualité, c’est ce moment de flottement qui a occupé l’espace médiatique.
Cet épisode illustre avec force l’«effet loupe» décrit par Patrick Champagne (1990) : dans le jeu médiatique, ce sont parfois les micro-événements, les imprévus ou les détails insignifiants qui deviennent les signifiants dominants, éclipsant les enjeux de fond. En quelques secondes, un incident mineur a menacé de fragiliser un discours majeur. Le problème ne tenait pas tant à la scène elle-même qu’à la manière dont elle a été perçue, reprise et cadrée. Comme pour la photo du scrabble, c’est l’absence d’un récit unifié, capable d’intégrer l’imprévu et d’en maîtriser la portée qui a laissé place aux interprétations concurrentes.
Ces deux séquences -scrabble et Onu- mettent en lumière un même problème : l’absence de fil narratif continu et cohérent. Les activités présidentielles sont relayées, mais comme des séquences disjointes. Chaque image, chaque discours, chaque audience est livré isolément, sans articulation dans une trajectoire globale. Or, comme le rappelle Bourdieu, la légitimité institutionnelle ne réside pas seulement dans l’acte, mais dans la capacité à l’inscrire dans un ordre symbolique reconnu. Faute de ce fil rouge, les fragments se dispersent, se détournent, se retournent.
Les effets en sont multiples. La séquence du scrabble a exacerbé la tension entre proximité et gravité : comment être à la fois l’homme ordinaire et le garant solennel de la continuité de l’Etat ? L’incident de l’Onu a illustré la vulnérabilité de la communication politique face aux imprévus : un moment de silence a failli occulter un discours construit. Ensemble, ces deux scènes montrent combien la Présidence est exposée aux logiques de vitesse, de fragmentation et de polarisation propres à l’ère des réseaux sociaux. Comme l’a souligné Dominique Wolton (2009), informer ne suffit pas ; il faut communiquer, c’est-à-dire établir une relation de confiance. Et cette confiance ne supporte ni les silences prolongés, ni les images mal cadrées, ni les flottements laissés sans récit.
La photo du scrabble et l’incident onusien ne sont donc pas des anecdotes secondaires. Ils constituent des révélateurs. Ils montrent combien l’image présidentielle, plus que jamais, se construit dans l’instant, dans le flux, dans le regard des autres. Ils rappellent que la crédibilité d’un chef d’Etat ne dépend pas seulement de ses actes ou de ses discours, mais aussi de la manière dont ils sont mis en récit, cadrés et diffusés. Ils confirment que la communication n’est pas un supplément, mais une part constitutive de la politique elle-même.
En définitive, ce qui est en jeu n’est pas la légèreté supposée d’un Président qui prend quelques minutes pour se détendre. Ce qui est en jeu, c’est la capacité d’une institution à maîtriser son image, à cadrer ses récits, à donner du sens à ses représentations. Ce qui est en jeu, c’est la relation de confiance entre un chef de l’Etat et ses citoyens, une relation qui ne supporte ni incohérence, ni silence prolongé, ni perte de contrôle symbolique. La séquence du scrabble restera comme un cas d’école : non pas parce qu’elle révèle un défaut personnel, mais parce qu’elle met en lumière les défis d’une communication présidentielle à l’heure où une photo peut effacer un discours, où un silence peut faire plus de bruit qu’une parole, et où l’image, plus que jamais, constitue l’un des principaux lieux de la politique.
Dans l’arène numérique, une photo peut effacer un discours, et un silence parler plus fort que mille paroles. La Pré­sidence sénégalaise vient d’en faire l’expérience : à l’heure des réseaux, l’image n’accompagne plus la politique, elle la fait.
Babacar CISSE
Chercheur en communication, doctorant et chargé de cours à l’Université de Montréal
babacar.cisse@umontreal.ca