La vie s’en va et l’amour reste. Nous savons tous que la vie mène à la mort, mais nous ne guérissons pas de l’innommable douleur. De nouveau souffrir, de nouveau saluer la mémoire d’êtres chers et aimés. Plus douloureux encore quand il s’agit d’évoquer de grands et féconds esprits, des hommes comme hier Hamidou Dia, le Professeur Ibrahima Sow dont le dernier livre de poésie vient de paraître et repose sur mon bureau et aujourd’hui une femme, une femme qui a tout donné à la noblesse de l’esprit, une femme ivre de découvertes, ivre de rencontres et de métissages, ivre de liberté, ivre de travail, ivre d’idéal, ivre d’aller au fond des terriers d’or et d’en extraire pour nous les secrets de l’alchimie de la création littéraire négro-africaine et de la fine démarche de la pensée nègre des ciseleurs de concepts. Lilyan a visité tant de livres, dormi avec tant de bibliothèques immatérielles, cousu tant d’habits et forgé tant de jeunes esprits africains au respect de la connaissance, au goût de l’audace, à la patience de la célérité de la recherche.
On sait tous que cette femme aux longs cheveux et à la tête bien pleine était l’une des plus distinguées spécialistes des littératures négro-africaines francophones. Elle a consacré sa vie à l’enseignement et à la recherche à l’Ifan Cheikh Anta Diop. On apprend qu’elle «a constitué une sonothèque sur le patrimoine oral du Mali».
Un fait marquant et qui en dit long sur son amour pour l’Afrique et ses écrivains et poètes : sa thèse de doctorat soutenue en 1961 portait le titre : «Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature». Elle a fait œuvre de pionnière. Nous savons de ceux qui ont retracé sa vie et son parcours que Lilyan a enseigné comme professeure à l’Ecole normale supérieure de Yaoundé, ensuite au Mali, puis en Côte-d’Ivoire avant de venir s’installer à Dakar, au Sénégal. Elle était une amie très proche de Amadou Hampaté Ba. «Elle a exploré les contes, les mythes et autres sapiences de l’oralité pour mettre en évidence le dialogue constant et fertile entre les gisements traditionnels et les productions récentes francophones.»
Lilyan Kesteloot qui vient de nous quitter était d’abord une Africaine. Toute sa vie durant, elle a fait de l’Afrique, de ses écrivains, de ses poètes, de ses critiques dont elle faisait partie intégrante, le lieu même de son bonheur de chercheuse. Très tôt, elle s’est lancée à l’assaut de Senghor, Césaire, Damas. Elle a beaucoup contribué à découvrir dans le texte ces grands poètes. Elle aura beaucoup rendu visible Sédar et Césaire. Elle a tenu debout la Négritude.
Aujourd’hui qu’elle n’est plus là, mes pensées vont particulièrement à deux immenses professeurs émérites qui étaient ses compagnons et ses amis : feu Bassirou Dieng, brillant et exigeant. Amadou Ly, généreux, érudit, fidèle. Si je parle ici de la générosité de Amadou Ly, c’est que non seulement il consacrera un travail universitaire important et inédit à la jeune génération des poètes venus après Senghor et Cheikh Aliou Ndao, dont Amadou Lamine Sall, mais il mit au programme de ses cours certains jeunes poètes, dont je faisais partie. Qu’il reçoive ici l’hommage affectueux d’un poète qu’il nomme avec beaucoup d’imprudence et d’attachement : «Maître». Puissè-je mériter une telle cime !
Nous avons eu la chance de faire partie de ses étudiants qui, dans les années 70, avaient comme professeurs de lettres Mohamadou Kane, pédagogue joyeux et inspiré, Ma­dior Diouf, sérieux, raide, méthodique, Lilyan Kesteloot, jolie, cultivée, vraie, stimulante, engagée. De purs joyaux ! Très tôt, Lilyan m’avait pris sous sa protection. Elle avait découvert combien j’aimais boire dans l’encrier. Elle m’y encourageait. Depuis, et bien longtemps après, je ne l’ai jamais quittée, de Dakar à Paris où je passais toujours l’embrasser. Nous parlions beaucoup de Senghor, bien sûr, et de ce destin qui m’avait conduit jeune dans ses bras pour faire de moi ce que je suis devenu, en restant moi-même. Il était difficile d’échapper à la magie de Sédar et je ne voulais pas devenir un poète en devenant un éphémère «Senghor bis». A quoi cela aurait-il servi de singer dans son style le poète sérère, sinon à rien ? Lilyan y a veillé. Elle m’a demandé de beaucoup travailler, de beaucoup lire pour être sauvé, de beaucoup m’appliquer à être moi-même et de laisser faire ce qui ne peut s’acheter et qui dort en chaque vrai créateur. Le reste, à la grâce de Dieu !
Alors, j’ai beaucoup écouté sans jamais obéir. L’expérience m’a appris qu’en création, obéir aux maîtres cesse d’être la voie de la réussite. L’impasse est vite en face de vous. L’aurore est dans le refus de singer. Je m’en étais rendu compte dans mes séances de travail et de lecture avec Senghor. Il me ramenait toujours dans le couloir aérien de ses propres et si prodigieuses métaphores et figures de style, dont lui seul avait le génie.
A la vérité, et Lilyan Kesteloot l’a écrit dans une de ses anthologies, je la cite de mémoire : «Le jeune Amadou Lamine Sall s’était révélé comme un bon nouvelliste et non comme un bon poète. Ce fut l’étonnement quand il publia son premier recueil de poésie Mante des aurores.» Elle conclut : «En un seul recueil, il avait rejoint les plus grands poètes.» Pour ma part, je ne sais, mais il me fallait trouver ma propre voie. Laissons faire le temps ! Les livres d’histoire diront la vérité, donneront le verdict, loin dans le temps, quand nous ne serons plus là. Cependant, on ne naît jamais seul, ni en littérature ni en politique.
C’est cette femme, cette enseignante-chercheuse, cette découvreuse de talents, cette couveuse de créateurs, mais ferme et inflexible quand il s’agit de médiocrité glaciale et des calamiteux faux serviteurs de la littérature, dont je voudrais ici m’incliner devant la mémoire. Une belle femme, belle dans l’âme et belle dans la tête, nous a laissés, mais pas seuls. Ses livres, ses recherches, son amitié, son affection, son attachement à l’Afrique ne nous quitteront jamais.
Morte à Paris, elle avait souhaité dormir à Bel-Air, me confie Amadou Ly. Je souhaite qu’elle ait plus de chance que Senghor qui attend toujours de rejoindre Joal et qu’elle repose en terre sénégalaise, en terre d’Afrique, elle qui a tant aimé notre pays, notre continent que son «cœur se rompît» pour parler comme Senghor, dans son émouvant poème Quand je serai mort.
Autre souhait : que cette femme venue d’Europe, mais devenue Africaine, mariée à un Africain, formant des Africains dans des universités africaines et qui nous a apporté un excédent de valeur et de foi en nos propres cultures et littératures, puisse un jour voir de là où elle dormira désormais pour l’éternité son nom inscrit dans la pierre au sein de l’Ucad, là où la lumière dit, éclaire et couve l’esprit !
Amadou Lamine SALL
Poète
Lauréat des Grands Prix de l’Académie française