A propos de la cohabitation du président de la République et de l’opposition

Avec les résultats des élections législatives, la cohabitation du président de la République et de son gouvernement avec une majorité parlementaire issue de l’opposition, a divisé l’opinion publique. Si certains estiment que la cohabitation est inévitable ou du moins l’envisagent, d’autres l’excluent, voire soutiennent qu’elle serait impossible. Les réponses ainsi données à la question de la cohabitation, et surtout les controverses qui en résultent, risquent de laisser bon nombre de citoyens sur leur faim. Par ailleurs, le jeu en vaut la chandelle : c’est l’avenir de la démocratie au Sénégal et la capacité des acteurs à la préserver qui sont en jeu. Dès lors, si on admet que globalement deux thèses sont en présence (la thèse de la possibilité et celle de l’impossibilité d’une cohabitation), il convient d’évaluer chacune d’elles. Toutefois, seul un regard objectif permettrait de rendre compte de ce qu’il en est réellement et, peut-être, donner un avis qui, à défaut d’être partagé, aura le mérite d’être proposé. Encore que sur ce point, il ne s’agira pas ici, comme J.J. Rousseau, d’écrire sur la politique. On se contentera plutôt de considérations strictement techniques. L’évaluation de ces thèses sera ainsi déclinée en deux propositions. D’une part, la thèse de l’impossibilité de la cohabitation qui se heurte à des objections dirimantes (A). D’autre part, celle de la possibilité de la cohabitation qui a de solides arguments en sa faveur (B).
A- Des objections dirimantes contre la thèse de l’impossibilité d’une cohabitation
La thèse de l’impossibilité d’une cohabitation a été soutenue par certains auteurs, parmi lesquels on peut citer le professeur Ismaïla Madior Fall (4 août 2022). Si on s’en tient au cas du professeur Fall, cette analyse s’appuie sur «des résultats qui accordent à Bby une majorité au moins relative, voire absolue» et sur «la nature du régime politique, différent de ceux où la cohabitation a eu cours». Evidemment, si la majorité de Bby se confirmait, le problème de la cohabitation ne se poserait plus ou «la cohabitation serait du moins inopérante», pour reprendre l’expression du professeur Fall. En revanche, pour ce qui est de la nature du régime politique, une première objection s’impose : le professeur Fall s’est limité au plan juridique puisqu’il soutient qu’«il n’est juridiquement pas possible pour un gouvernement, appuyé sur une majorité parlementaire mais dépourvu de l’onction présidentielle, de disposer d’une autonomie existentielle et fonctionnelle». Partant, il occulte les rapports de force qui peuvent se nouer entre le président de la République et l’opposition, rapports qui sont plus déterminants que les textes. Ce sont justement ces rapports de force qui font que ce que le président de la République peut juridiquement, il peut être dans l’impossibilité de le faire politiquement. Ce n’est pas tout : il a été démontré qu’un régime politique comprend toujours à la fois des aspects juridiques et de aspects sociologiques. (voir Pierre Lalumière, André Demichel, Les régimes parlementaires européens, Paris, Puf, 1978). Qui peut enseigner le régime politique sénégalais actuel tout en ignorant la Constitution du 24 janvier 1959, celle du 25 août 1960 et la crise de 1962 ? Une analyse strictement juridique de la cohabitation recèle nécessairement ses insuffisances, dès lors qu’elle n’intègre pas la dimension sociologique du problème. La seconde objection à la thèse de l’impossibilité de la cohabitation est liée à la comparaison avec la France, le Niger, le Mali et singulièrement à la définition de la cohabitation donnée par le professeur Fall. L’argumentation part de l’expérience française et de celles du Niger et du Mali, à l’aune desquels est jugé le cas du Sénégal. Par conséquent, c’est ériger, inconsciemment ou non, ces pays en modèles absolus pour le Sénégal, principalement la France et accessoirement le Niger et le Mali, ce qui ne se justifie pas sur le plan strictement juridique. Il faut dire que le Droit français, nolens volens, demeure l’une des sources matérielles du Droit sénégalais, c’est-à-dire l’une des sources d’inspiration du Sénégal. Pour autant, il ne constitue pas une source formelle du Droit sénégalais : on chercherait en vain une disposition de la Constitution sénégalaise qui ferait obligation d’appliquer le Droit français au Sénégal comme c’était le cas avec l’article 93 de la Constitution du 7 mars 1963 (une disposition qui avait pour but d’éviter tout simplement un vide juridique). Certes, la comparaison est souhaitable dès lors qu’elle offre l’avantage de révéler les mérites et limites des solutions dégagées par chaque pays, mais il ne faudrait pas en tirer comme conséquence la possibilité ou l’impossibilité d’une cohabitation pour tel ou tel pays à moins qu’il ne s’agisse d’une cohabitation rigoureusement conforme. En d’autres termes, ce qui est en cause ici, ce sont les conséquences de la comparaison effectuée par les auteurs de cette thèse et non la comparaison elle-même. Par ailleurs, pourquoi partir toujours de la France ? Ne devons-nous pas décoloniser nos mentalités et la recherche notamment après tant d’années d’indépendance ? Pourquoi ne pas comparer le Sénégal au Sénégal ? Si on se place sur une longue période à l’échelle humaine, par exemple de l’indépendance à l’heure actuelle (ce qui constitue une courte période pour une Nation), l’on se rendrait compte ainsi qu’en dépit des balbutiements, la cohabitation pourrait constituer un progrès pour la démocratie sénégalaise. Il est vrai qu’une prise de position sur la possibilité ou non d’une cohabitation suppose une définition de cette dernière. Cependant, cette définition doit renseigner sur l’essentiel du phénomène désigné par le concept, abstraction faite de ses contingences. La cohabitation est, dès lors, la coexistence d’un chef de l’Etat et d’une majorité parlementaire issue de l’opposition. Peu importent les pouvoirs du premier et de la seconde sur la définition du concept. Enfin, la troisième objection : la thèse de l’impossibilité d’une cohabitation a des conséquences tout au moins inadmissibles techniquement ; tout se passe comme si la cohabitation n’est possible que si les conditions qui existent en France, au Niger et au Mali, sont réunies au Sénégal. Au rebours de cette thèse, plusieurs arguments militent en faveur de la possibilité d’une cohabitation entre le président de la République et l’opposition.
B- Des arguments en faveur de la thèse de la possibilité d’une cohabitation
Pour avoir déclaré que «notre Droit constitutionnel est bien armé pour supporter une éventuelle cohabitation comme il a su supporter la concordance de majorités depuis 1960», l’enseignant-chercheur Ngouda Mboup est l’un des défenseurs de la thèse de la possibilité d’une cohabitation entre le président de la République et une majorité parlementaire issue de l’opposition (voir Senego, 3 août 2022). Selon l’auteur, «c’est au Peuple souverain (détenteur du suffrage universel), lui seul, de déterminer quelles forces politiques doivent gouverner le pays et dans quel sens». Il s’agit là d’une affirmation simple, voire simpliste : ce serait faire bon marché de la liberté d’action des hommes politiques une fois élus. En tout état de cause, elle ne saurait suffire pour justifier une cohabitation au Sénégal. Pour qu’une cohabitation soit possible, il faut d’abord une condition nécessaire mais insuffisante : la cohabitation ne doit pas être interdite par la Constitution. C’est le cas, du moins en l’absence d’une disposition constitutionnelle l’interdisant expressément. Ensuite, ce qui rend possible une cohabitation, c’est l’existence de moyens d’action réciproques entre le président de la République et l’Assemblée nationale. Tel est aussi le cas au Sénégal. En effet, l’Assemblée nationale peut influencer l’action du Président par le biais de ses attributions diverses : son pouvoir législatif (article 59 alinéa de la Constitution du 22 janvier 2001 modifiée), financier (article 68 alinéa 1 de la Constitution du 22 janvier 2001), diplomatique (article 96 de la Constitution du 22 janvier 2001 modifiée), constituant (article 103 alinéa 1 de la Constitution du 22 janvier 2001 modifiée) et juridictionnel (article 67 alinéa 1 de la Constitution du 22 janvier 2001 modifiée). Elle peut contrôler l’action du gouvernement et même censurer le gouvernement nommé par le président de la République (article 86 alinéa 3 de la Constitution du 22 janvier 2001 modifiée). De son côté, le président de la République n’est pas du tout désarmé face à la majorité parlementaire, même dominée par l’opposition. Il peut notamment dissoudre l’Assemblée nationale à partir de la fin des deux premières années de législature (article 87 de la Constitution du 22 janvier 2001 modifiée). Il peut obliger l’Assemblée nationale à une nouvelle délibération et, dans ce cas, la loi ne pourra passer en seconde lecture que si les 3/5 de ses membres votent en sa faveur (article 73 de la Constitution du 22 janvier 2001 modifiée). Le président de la République peut même contourner l’Assemblée nationale en soumettant tout projet de loi au référendum (article 51 alinéa 1 de la Constitution du 22 janvier 2001 modifiée). Enfin, dans le cadre de ses pouvoirs exceptionnels de crise, il peut prendre toute mesure tendant à rétablir le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions et à assurer la sauvegarde de la Nation, y compris dans le domaine de la loi (article 52 alinéa 2 de la Constitution du 22 janvier 2001 modifiée). Du reste, ces moyens d’action réciproques du président de la République et de l’Assemblée nationale ne sont pas les seuls au regard du Droit positif sénégalais. La thèse de possibilité d’une cohabitation est donc bel et bien fondée.
Pour conclure, les attributions du président de la République et ceux de l’Assemblée nationale rendent possible une cohabitation entre le premier et une majorité constituée par l’opposition. La thèse de cette cohabitation est non seulement possible, mais aussi elle l’emporte sur celle de l’impossibilité d’une cohabitation.
Cheikh Bass NDONGO
Docteur en Droit, président du Tribunal d’instance de Foundiougne