Dans son discours d’investiture du 2 avril 2019, son Excellence Monsieur le Président Macky Sall avait appelé à une mobilisation générale des autorités territoriales et locales, les mouvements et associations de citoyens pour «forger l’image d’un nouveau Sénégal ; un Sénégal plus propre dans ses quartiers, plus propre dans ses villages, plus propre dans ses villes ; en un mot un Sénégal zéro déchet».
Pour opérationnaliser cette décision politique, le Président a institué le «cleaning day» qui est une journée de propreté tous les premiers samedis du mois.
Cette décision est considérée comme étant fortement influencée par la politique de l’«umuganda» (qui signifie travail communautaire en Kinyarwanda) du Président Kagamé qui a fait de Kigali la ville la plus propre du continent africain.

L’histoire de l’«umuganda»
Ce qu’il faut savoir, c’est que l’«umuganda» est une pratique traditionnelle ancrée dans la culture et l’histoire rwandaises de la période précoloniale à celle coloniale et post coloniale d’avant et d’après le génocide de 1994. Les régimes qui se sont succédé pendant toutes ces périodes n’ont fait qu’enrichir cette pratique traditionnelle et l’adapter à leurs propres besoins.
Pendant la monarchie de 1081 à 1899 (et même avant), l’«umuganda» était déjà pratiqué par les différentes ethnies du Rwanda et concernait initialement l’entraide pour la réparation des maisons. Ses domaines d’intervention se sont par la suite diversifiés au fil du temps pour couvrir d’autres activités, y compris celles agricoles.
Pendant la période coloniale (à partir des années 1900), cette pratique a été détournée de son objectif principal et a pris la forme du travail forcé et obligatoire au profit de l’Adminis­tration coloniale.
L’«umuganda» a été réintroduit après l’indépendance en 1962 par le gouvernement postcolonial du Président Grégoire Kayibanda. Mais c’est avec le Président Juvénal Habyarimana et à partir de 1974 plus précisément que cette pratique a pris la forme d’un service civique rendu obligatoire tous les samedis matin.
Ces travaux collectifs non rémunérés ont été utilisés dans divers domaines : réhabilitation des terres, reboisement, conservation des eaux et du sol, désherbage/débroussaillage, réparation et ouverture de nouvelles pistes, etc. Ils ont aussi été utilisés pour le maintien de la cohésion nationale et de la sécurité.
De 1990 au génocide de 1994, l’«umuganda» a été utilisé par les génocidaires comme outil de propagande.
Pour réconcilier, reconstruire et booster son développement socioéconomique, le régime du Président Paul Kagamé n’a pas hésité à réhabiliter de nouveau l’«umuganda» en 2001 à travers le ministère des Finances et de la planification économique, puis l’a institutionnalisé en 2008 avec la loi no 53/2007 dans le ministère du Gouver­nement local, de la bonne gouvernance, du développement communautaire et des affaires sociales.
La participation à l’«umuganda» tous les derniers samedis matin du mois devient obligatoire pour toute personne âgée de 18 à 60 ans considérée comme apte. Une absence non justifiée n’est pas tolérée et est sanctionnée par une amende. La personne concernée fait l’objet d’ostracisme de la part de sa propre communauté et aura des difficultés d’obtention de papiers administratifs.

Leçons à tirer de l’«umuganda»
Pour améliorer l’opérationnalisation et la pérennisation du «cleaning day», trois leçons principales peuvent être tirées de la pratique de l’«umuganda».
La première leçon est que l’«umuganda» est bâti sur des pratiques traditionnelles façonnées par des régimes plus ou moins autoritaires qui se sont succédé de 1081 à nos jours. L’«umuganda» est donc une solution endogène, issue de la culture rwandaise, adaptée aux besoins et contexte du Rwanda.
La deuxième leçon est que la mise en œuvre de l’«umuganda» est confiée au ministère chargé de la Gouvernance locale qui correspond au Sénégal au ministère des Collectivités territoriales, du développement et de l’aménagement des territoires. Il s’inscrit donc dans la stratégie de développement des territoires et est porté par les populations à partir des villages et des quartiers.
La troisième leçon est qu’il existe un important arsenal coercitif qui accompagne sa mise en œuvre, compréhensible dans le contexte du Rwanda compte tenu de son histoire et de sa culture, mais difficilement applicable au Sénégal du fait de sa réalité historique, culturelle et démocratique.

Capitaliser l’expérience du Rwanda pour pérenniser le «cleaning day»
Sur la base de ces leçons, des propositions sont faites pour transformer le «cleaning day» en un «cleaning system» porté par nos territoires et enraciné dans nos valeurs culturelles.
Il faut tout d’abord une «reconceptualisation» du «cleaning day» en l’enracinant dans nos propres valeurs traditionnelles de solidarité et d’entraide communautaire qui sont généralement portées par les jeunes du village, organisés en classes d’âges dont la responsabilité couvre les actions d’intérêt général (travaux dans les lieux communautaires : mosquée, cimetière, marché, etc. ; la sécurité du village) et d’entraide envers les plus faibles.
Une articulation de ces valeurs au «cleaning day» permettrait d’en faire une solution locale adaptée aux conditions socioculturelles et facilement adoptable/­appropriable par les populations.
Il faut aussi transformer l’approche descendante («top-down») actuellement utilisée en une dynamique ascendante («bottom-up») partant de nos villages, quartiers, communes et villes dans le cadre d’un développement intégré et durable de nos territoires.
Il faut rappeler que la gestion des déchets et la lutte contre l’insalubrité font partie des compétences transférées. La mise en œuvre du «cleaning day» devrait donc relever logiquement de la compétence des communes qui doivent s’appuyer sur les structures de jeunes (hommes et femmes). Les communes doivent bénéficier de l’appui technique du Service d’hygiène dont l’une des missions premières est «d’éduquer les populations en matière d’hygiène et de salubrité publique dans les agglomérations urbaines et en zones rurales».

Il faut ensuite transformer les déchets en une opportunité pour le développement durable de nos territoires
Au-delà de leur impact environnemental, les déchets peuvent présenter une opportunité de développement, aspect sur lequel on devrait mettre l’accent pour pérenniser le «cleaning day».
Il est évident que la pérennisation du concept ne peut pas passer par la coercion. Pour que les populations s’approprient durablement le concept, il faut que les déchets soient considérés comme une opportunité générant des avantages économiques et sociaux pour les populations.
Dans ce cadre, le gouvernement doit lancer un programme de valorisation des déchets biodégradables et un programme de développement de la chaîne de valeurs des déchets non biodégradables qui doivent être considérés comme une commodité ayant une valeur marchande.

Valorisation des déchets pour la production de la matière organique et la reconstitution de notre capital foncier productif
La principale contrainte à laquelle notre pays est confronté pour éradiquer la faim et la pauvreté rurales est l’épuisement progressif du capital de fertilité de nos sols et, subséquemment, la baisse généralisée de la productivité de nos ressources agrosylvopastorales.
On considérait déjà en 2010 que 63% des terres arables du pays étaient fortement dégradés. Cette situation est due à une agriculture minière sans restitution suffisante de la matière organique et des éléments nutritifs combinés à l’érosion (éolienne et hydrique) et à la salinisation des sols.
La reconstitution donc de notre capital foncier productif en augmentant son stock de carbone et de matière organique dans le sol (et en améliorant de ce fait la fertilité physique, biologique et chimique du sol) est la condition sine qua non pour assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle de nos populations. Malheureu­se­ment, la quantité de biomasse végétale produite dans nos agrosystèmes sahéliens étant limitée, la partie enfouie dans le sol étant presque insignifiante, le réservoir de carbone et de matière organique de nos sols continue de se dégrader.
Pour reconstituer et même reconstruire ce capital foncier productif, toutes les niches productrices de matières organiques doivent être exploitées. C’est dans ce cadre que les déchets biodégradables générés par les ménages peuvent être valorisés pour produire des engrais organiques (compost et autres) afin d’améliorer le potentiel de fertilité de nos sols, donc de leur capacité de production.
Cette production d’engrais organique à partir des déchets devrait être systématisée avec une forte responsabilisation des femmes dont les capacités dans le tri, la gestion et la transformation des déchets en compost seront renforcées.
Cette spécialisation des femmes dans le processus de production de la matière organique à partir des déchets permettra de booster d’une façon significative la productivités des cultures qu’elles pratiquent comme le maraîchage et les cultures dites de soudures qui jouent le rôle de banques alimentaires et nutritionnelles pour les familles.
Pour accélérer le processus de production de la matière organique au niveau des ménages, la politique de subvention des engrais minéraux doit être étendue aux engrais organiques dont l’application conditionne l’efficacité de la fertilisation minérale.

Valorisation des déchets biodégradables pour la production de biogaz et la préservation de notre patrimoine forestier
Au Sénégal, l’énergie domestique est encore dominée par les combustibles ligneux (60% du bilan énergétique du pays et 80% de la consommation énergétique totale des ménages) provenant des formations forestières. On estime que plus de 4 millions de m3 de bois sont prélevés tous les ans pour satisfaire les besoins en énergie des populations, accélérant ainsi la dégradation de notre couvert végétal.
Pour réduire cette pression sur nos formations forestières, le gouvernement propose plusieurs stratégies dont la production et l’utilisation du biogaz par les ménages confiées au Programme national de biogaz domestique du Sénégal (Pnb-Sn). Il faut signaler qu’on peut valablement utiliser les déchets biodégradables pour produire du biogaz domestique et satisfaire les besoins énergétiques des ménages. Le digestat produit lors de ce processus de production du biogaz (représentant 70 et 90% de la masse introduite dans le digesteur) est une matière organique qu’on peut utiliser pour améliorer la productivité de nos sols.
Grâce à ce double usage des déchets biodégradables, il s’avère important que les composants biogaz et production de fertilisants organiques soient logés dans un seul programme dont l’opérationnalisation sera confiée au ministère de l’Agriculture qui possède suffisamment de ressources humaines pour fournir un encadrement rapproché des ménages.
Dans le cadre de son programme Pse jeunesse 2035, le gouvernement devrait donc former suffisamment de jeunes pour la construction et la réparation des bio-digesteurs et la valorisation des déchets en général.
La politique de subvention pour l’acquisition des bio-digesteurs à un coût abordable par les ménages, mise en œuvre par le gouvernement, doit être poursuivie et étendue sur l’ensemble du territoire national.

Donner une valeur marchande aux déchets non biodégradables par le renforcement des chaînes de valeurs déchets
On doit donc considérer que ces déchets ont une valeur marchande et leur élimination se fera par le biais de leur commercialisation dans le cadre d’une chaîne de valeurs déchets à développer ou renforcer.
La performance de cette chaîne de valeurs dépend de l’importance des marchés des produits recyclés que le gouvernement devrait aider à créer et soutenir.
Une cartographie des différents maillons de cette chaîne de valeurs, allant de la production sélective des déchets au recyclage et à la commercialisation en passant par le système de collecte et de transport, permet d’identifier les maillons faibles ou manquants qui seront des portes d’entrée nécessitant l’appui du gouvernement.
Pour conclure, je dirai que le «cleaning day» doit se transformer en «cleaning system» bâti sur nos valeurs culturelles de solidarité et d’entraide faisant partie intégrante du programme de développement de nos territoires, tout en considérant que les déchets ont des avantages économiques et même une valeur marchande et que son élimination passe par sa valorisation.
Amadou Ibra NIANG
Dg Afrik Innovations