Ces temps-ci, on a agité l’idée selon laquelle nos langues nationales, surtout le wolof, doivent être utilisées dans tous les domaines pour les préparer à remplacer le français, langue officielle et de travail du Sénégal. Si des écrivains comme Boubacar Boris Diop (Bës Bi Le Jour, samedi 11 et dimanche 12 mai 2024, L’AS vendredi 10 mai 2024) et Amadou Lamine Sall (Bës Bi Le Jour, mercredi 5 juin 2024) ont nuancé leurs propos, ce n’est le cas avec Amadou Elimane Kane. Pour ce dernier, il faut que chaque pays africain choisisse une langue dominante pour l’imposer aux autres langues. Donc pour le Sénégal, le wolof doit être imposé. Et voici ce que je lui servais comme réponse il y a 9 ans, plus exactement le 18 février 2015.
A propos de la renaissance africaine de Amadou Elimane Kane
Dans sa contribution dans le journal Le Quotidien de samedi 7 et dimanche 8 février 2015 intitulée «Cheikh Anta Diop, un bâtisseur : Un Etat fédéral, un des leviers de la renaissance africaine», Amadou Elimane Kane propose plusieurs schémas pour que la renaissance africaine soit une réalité. Parmi ces schémas, il y a ce qu’il appelle «l’unité linguistique».
M. Kane pense que sans l’unité linguistique, point de renaissance africaine. Pour lui, l’unité linguistique passe d’abord par l’élimination de toutes les langues minoritaires et l’imposition d’une langue unique. Il prend l’exemple du Sénégal où la langue wolof est devenue la langue nationale de fait. Par conséquent, elle doit être imposée à toutes les communautés du pays et remplacer le français.
Pour cela, il faut d’abord instituer une «académie» de la langue wolof, organiser des prix littéraires, traduire des ouvrages, publier des dictionnaires linguistiques et scientifiques. Et ce travail doit être fait et appliqué aux autres territoires du continent où il y a une langue majoritaire pour «harmoniser» les régions. Je voudrais dire à M. Kane que choisir une seule et unique langue au détriment des autres langues, quelle que soit l’expansion de cette langue, aurait des conséquences incalculables. Et en voici quelques-unes :
1) Imposer une seule et unique langue comme la langue de l’instruction à l’école favorisera cette langue. Prenons un exemple simple : un enfant wolof de six ans et un enfant sérère du même âge, qui vont à l’école élémentaire où la langue de l’instruction est le wolof, n’auront pas sans doute la même égalité de chances de réussir, pour la simple raison que le premier a déjà acquis un vocabulaire dans sa langue maternelle que le dernier n’a pas.
2) Choisir une seule et unique langue encouragerait la communauté de cette langue de ne faire aucun effort pour apprendre d’autres langues. Cela la pousserait même à les mépriser.
3) Choisir une seule et unique langue marginalise d’autres langues nationales, et même à la limite les prépare à une mort programmée. Si on choisit la langue wolof ici au Sénégal, que deviendraient la littérature et l’orature des autres langues nationales. Qu’est-ce qu’on fera avec les chants épiques de Guélaye Ali Fall ?
Qu’est-ce qu’on va faire avec des poèmes religieux en pulaar de Ceerno Boy, de Abdourahmane Banadji ?
Est-ce qu’on va enterrer le long poème en Ajami de Mamadou Aliw Thiam, compagnon de Elhadji Oumar Tall dans la guerre sainte ? Est-ce qu’on va jeter tout cela à la mer à cause d’une prétendue unité linguistique préalable à toute renaissance africaine ?
4) Choisir une seule et unique langue couperait définitivement le lien linguistique et culturel avec les mêmes communautés dans les autres pays. Par exemple, un Peul au Sénégal n’aura plus ce lien affectif et historique qui est la langue avec d’autres Peuls en Mauritanie, au Mali, en Guinée, en Gambie, et j’en passe. Et ce sera la même chose avec les Soninkés et les Mandingues.
5) Choisir une seule et unique langue mettrait l’unité nationale en danger. Je pense que parler le même langage est mieux que parler la même langue. On doit privilégier «l’unité dans la diversité», plutôt que «l’animosité dans une unité de façade». Et on doit aussi comprendre que parler une seule langue n’est pas un facteur d’unité et de rassemblement. Et par conséquent, cela ne favorise pas la renaissance africaine. Sinon, comment comprendre le déchirement entre les Somaliens et les Rwandais ? Et pourtant, les premiers parlent la même langue. La Somalie est le seul pays africain au Sud du Sahara où on ne parle qu’une seule langue. Les seconds sont les Tutsis et les Hutus qui se sont entretués et ont toujours des problèmes. Et pourtant, ils parlent pratiquement la même langue.
6) Et enfin, choisir une seule et unique langue pour l’imposer aux autres poussera naturellement ces derniers à la révolte. En Afrique du Sud, au temps de l’apartheid, les autorités blanches de l’époque ont imposé l’afrikaans aux écoliers noirs. Ce fut le massacre terrible de ces derniers. En Algérie, les Berbères refusent toujours l’imposition de la langue arabe. Ne parlons pas du conflit entre les Wallons et les Flamands en Belgique. Et le cas du Québec et le reste du Canada où le premier essaie farouchement de résister à l’hégémonie de la langue anglaise. Moi, je pense sincèrement que ce serait inopportun de parler de remplacer le français par une seule et unique langue imposée aux autres. C’est vrai, les langues nationales sont très proches. Maîtriser l’une aiderait très rapidement à maîtriser l’autre. Mais on ne doit pas prendre ce prétexte pour imposer l’une aux autres. Il faut impérativement étudier toutes les langues.
Pour cela, on doit commencer par les introduire dans les écoles élémentaires où chaque enfant étudiera dans sa langue maternelle et aura le choix d’une autre langue nationale avant d’être initié à la langue française, et plus tard aux autres langues étrangères comme l’anglais, l’arabe. etc. En ce faisant, on donnera à tous les enfants du Sénégal la même chance de réussir et au moins de parler deux langues nationales. On me demandera si le gouvernement a les moyens de le faire. Je répondrai oui, en ajoutant que la renaissance africaine n’a pas de prix. Elle a un coût. En guise de conclusion, lisons le professeur Iba Der Thiam qui parle d’écriture de l’Histoire générale du Sénégal : «On fera en sorte que tout se passe dans des conditions telles que nous ne laisserons de côté aucune ethnie, aucune culture, aucune religion, aucune région et aucune sensibilité, afin d’élaborer une histoire consensuelle.» (Le Quotidien, lundi 16 février 2015, no3616, p2.) Et M. Amadou Elimane Kane nous propose de laisser en rade une partie de l’histoire du Sénégal.
Bacca BAH, écrivain et professeur d’anglais de Classe exceptionnelle à la retraite baccabah@rocketmail.com