L’affaire du troc opaque d’une partie du domaine hospitalier de Le Dantec n’a pas encore refroidi que le Syndicat autonome des enseignants du supérieur (Saes) alerte sur l’octroi d’un généreux bail au profit d’un promoteur immobilier privé sur le domaine universitaire de Dakar, précisément sur le site de l’Ecole supérieure d’économie appliquée (Esea). Le gouvernement, face au tollé soulevé par ce scandale de plus, adopte la posture du pompier-pyromane, avec un communiqué du ministère chargé de l’Enseignement supérieur visant à étouffer l’incendie allumé par les services du ministère des Finances et du budget et le Gouverneur de Dakar, qui ont signé le bail incriminé au nom de l’Etat du Sénégal. Le gouvernement est comme atteint de schizophrénie, tant la cacophonie est manifeste entre les administrations qui agissent en parallèle et non de concert. Ces contradictions dévoilent un manque de coordination de l’action gouvernementale, rôle constitutionnel dévolu au Premier ministre dont la nomination est suspendue à la volonté du président de la République depuis près de dix longs mois.

Comme disait Alphonse Allais : «Une fois qu’on a passé les bornes, il n’y a plus de limites.» Les secteurs et domaines jadis préservés (santé, éducation, cimetières, domaine maritime et forestier) de la spéculation foncière sont profanés, les barrières juridiques contournées, les verrous administratifs sautent, les digues éthiques cèdent. Dans la jungle foncière, les lois et institutions sont soumises à la volonté sans partage de l’argent-roi.
Face à l’accaparement des terres et la gloutonnerie foncière d’une meute de prédateurs à l’appétit carnassier, l’indignation se généralise au sein de tous les corps sociaux et de tous les territoires pour défendre, malheureusement en rangs dispersés, leurs lieux de travail et leurs cadres de vie menacés comme du gibier. Faisant fi des dispositions constitutionnelles sur la bonne gouvernance des ressources naturelles, des critères d’intérêt général et d’utilité publique au fondement des législations sur le domaine national et le domaine public, des affairistes, avec la bienveillance des autorités politiques et administratives, font systématiquement et méthodiquement main basse sur les dernières réserves foncières du triangle Dakar-Thiès-Mbour et des agglomérations urbaines de l’intérieur. Cette spéculation, poussée au paroxysme, se fait au détriment des citadins, locataires à perpétuité, qui sont exclus financièrement des circuits d’accès à la propriété individuelle des terrains et des logements dont les prix exorbitants (acquisition ou loyer) prennent l’ascenseur pendant que les revenus sont gelés comme la banquise.

En zones rurales, les terres agro-sylvo-pastorales les plus attrayantes du domaine national sont accaparées par une poignée de firmes étrangères et de «happy few», au détriment des exploitations agricoles et pastorales familiales. Face aux accapareurs couvés par l’Administration, les paysans sans terre sont réduits à la misère et poussés à l’exode voire l’exil.

L’accaparement des terres est la conséquence des stratégies de neutralisation et d’obstruction volontaire des législations foncières, d’aménagement du territoire et d’urbanisme par les acteurs publics et privés organisateurs du banquet foncier.

Les imperfections de la législation sur le domaine national et le domaine de l’Etat persistent et s’aggravent malgré l’annonce d’une réforme foncière dans la loi d’orientation agro-sylvo-pastorale de 2004. La Commission nationale de réforme foncière (Cnrf), créée par décret le 6 décembre 2012, avait pour mission d’une part, de mettre en place un cadre juridique et institutionnel attractif offrant des garanties aux investisseurs et assurant la sécurité et la paix sociale, en vue d’une gestion rationnelle du domaine de l’Etat et du domaine national, et d’autre part, de proposer des solutions durables aux conflits fonciers résultant de l’occupation du domaine national et du domaine de l’Etat. Elle a été dissoute par le chef de l’Etat par décret du 16 mai 2017, sans avoir achevé sa mission. La Cnrf, dirigée par feu Pr Moustapha Sourang, avait pourtant remis, le 20 avril 2017, lors d’une séance spéciale, un document deP foncière au chef de l’Etat, qui n’a jamais donné suite. La décision d’enterrer le débat sur la réforme foncière a été prise dans un contexte de recrudescence et d’aggravation des scandales et conflits fonciers sur le domaine national et le domaine de l’Etat. Elle s’accompagne d’une politique des petits pas et d’un opportunisme réglementaire, comme en atteste l’adoption, lors du Conseil des ministres du 16 septembre 2020, d’un projet de décret modifiant le décret n°72-1288 du 27 octobre 1972 relatif aux conditions d’affectation des terres du domaine national comprises dans les communautés rurales. En lieu et place d’une réforme foncière, on assiste à une série de réformettes visant l’accélération de la mise à disposition du foncier au profit des multinationales et d’entrepreneurs opportunistes, au détriment des exploitations familiales rurales et des Pme. Les terres du domaine national étant déjà fortement menacées par le recours compulsif à l’immatriculation et le déclassement frénétique des portions toujours plus importantes du domaine forestier classé et du domaine public maritime.

Il faut relever la situation dramatique du littoral, espace vulnérable, qui, en plus des effets néfastes des changements climatiques (érosion côtière, élévation du niveau de la mer, pertes de plages, submersion des zones côtières basses, déplacement des communautés côtières, destruction d’infrastructures côtières, salinisation des nappes phréatiques et des terres agricoles), subit les assauts répétés des spéculateurs fonciers avides. Ces derniers, en complicité avec des autorités politiques et administratives, profitent opportunément des effets d’aubaine de la réalisation d’investissements publics comme les routes et autoroutes (Corniche-Ouest, Vdn 3 et future Côtière sur l’axe Dakar-Saint Louis), des autorisations de complaisance et du déclassement du domaine public maritime, pour réaliser des projets immobiliers haut standing avec de mirifiques bénéfices. L’imprécision juridique et institutionnelle du littoral justifie en partie les occupations anarchiques et irrégulières constatées sur son emprise. Elles s’expriment en toute impunité par des occupations sans titre ; lorsque les titres existent, souvent les bénéficiaires en abusent.

Pour corriger ces insuffisances, un avant-projet de loi sur le littoral est élaboré, mais se retrouvé coincé dans le circuit administratif depuis 2012. Une large concertation avait été organisée dans les différentes régions littorales du Sénégal en vue de recueillir l’avis des différentes parties prenantes à la gestion du littoral. L’avant-projet, après avoir été soumis aux observations d’un comité de lecture, a reçu l’avis de l’Assemblée générale consultative de la Cour suprême, mais tarde encore à passer en Conseil des ministres avant son dépôt sur le bureau de l’Assemblée nationale. Le 22 octobre 2016, lors de la Conférence nationale sur le développement durable (Cndd), le Premier ministre annonçait vainement que le projet de loi sur le littoral serait articulé avec la réforme foncière enterrée pourtant depuis 2017. En Conseil des ministres du 10 juin 2020, le chef de l’Etat proposait un énigmatique Plan global d’aménagement durable et de valorisation optimale du littoral national. Pourtant, le Sénégal dispose depuis 2013, d’une Stratégie nationale de gestion intégrée des zones côtières dont l’actualisation, la création d’un organe de gestion du littoral et d’un observatoire du littoral sont engagés dans le cadre du Programme de gestion du littoral ouest-africain (Waca, Projet d’investissement régional de résilience des zones côtières en Afrique de l’Ouest), financé par la Banque mondiale et mis en œuvre par le Ministère de l’environnement et du développement durable (Medd). Des options d’adaptation prioritaires pour les zones côtières sont également proposées dans la Contribution déterminée au niveau national (Cdn) du Sénégal de décembre 2020, principal instrument de mise en œuvre des engagements internationaux sur les changements climatiques.
A l’analyse, l’immobilisme, l’incohérence et l’inconséquence sont la marque des politiques foncières et urbaines de l’Etat qui agit trop peu pour dissiper la confusion institutionnelle et juridique, profitable aux affairistes et préjudiciable aux citoyens.

Ainsi, la récurrence et la gravité des inondations dans les grandes villes sont plus liées à la mal urbanisation (imperméabilisation des sols, lotissement/ construction dans des zones inondables, obstruction des voies naturelles de drainage, habitat irrégulier et déstructuré, insuffisance des infrastructures d’assainissement et des systèmes de drainage des eaux pluviales) qu’aux conséquences du changement climatique, devenu un alibi idéal pour des gouvernants qui refusent d’assumer leur part de responsabilité dans l’échec des politiques d’aménagement du territoire.
Ayib DAFFE
Député à l’Assemblée Nationale
Juriste environnementaliste