Lundi 2 octobre 2017, 8h. Je me gare devant le campus de l’Ucad, face au portail d’entrée du Collège Sultan du Groupe Scolaire Yavuz Selim, en compagnie de ma fille.
En descendant du véhicule, j’aperçois un attroupement silencieux. Devant l’école, je vois des élèves penauds, les yeux hagards, des parents debout, inquiets. A côté d’eux, je reconnais des professeurs de l’établissement, en train de deviser, aussi perdus que désabusés. Je tourne mon regard pour faire face au personnel administratif. Sur tous les visages, l’inquiétude se mêle à l’incompréhension.
A la vue du véhicule de la police bloquant le portail, j’ai immédiatement deviné la cause de cette atmosphère de deuil.
Cette fois-ci, ces policiers n’étaient pas venus rendre visite aux étudiants de l’Ucad, mais leur mission consistait à empêcher l’accès d’un établissement d’enseignement privé… aux élèves, aux professeurs, au personnel administratif, alors que cette école ne connaît aucun trouble, aucune difficulté, et où les enseignements avaient démarré depuis 3 semaines.
Le réflexe de celui qui n’avait pas suivi l’actualité, à la vue de ce scénario qui rappelle les lendemains de l’attaque du Bataclan à Paris, aurait été de se dire qu’il devait certainement y avoir une alerte à la bombe, ou une traque de malfaiteurs armés.
Renseignement pris, le même scénario, digne d’un film d’Hollywood, est visible au Collège Bosphore sis à Sud Foire, ainsi que devant tous les établissements dudit groupe scolaire, aussi bien à Dakar qu’à Kaolack, Saint-Louis, Thiès, Ziguinchor, du jardin d’enfants au lycée.
D’ordinaire, la police était mise à contribution pour permettre à des élèves d’accéder en toute sécurité à leur école, lorsque d’autres, souvent en mouvement de grève, ont voulu les en empêcher.
Cette fois-ci, c’est le ministre de l’Education qui a requis son collègue de l’Intérieur aux fins d’envoyer des Forces de l’ordre devant des écoles pour dénier le droit à l’éducation à des enfants qui n’ont eu de tort que de vouloir suivre leurs cours.
On devine le choc et le trouble psychologiques que cela a produit sur les enfants, sur l’ensemble des établissements sur le territoire, comprenant ceux du primaire, et pis, du préscolaire.
Pour cela, Serigne Mbaye Thiam est bien tristement entré dans l’histoire.
En fait, ces scènes, perceptibles partout où cette institution d’enseignement est présente, ne sont que le point d’orgue d’une série d’actes aussi malheureux qu’irresponsables qu’a posés le ministre Serigne Mbaye Thiam depuis décembre 2016.
Pourquoi cet acharnement aux relents crypto personnels contre ces établissements, pourquoi ces sorties médiatiques, ces menaces et mises en garde mal à propos, dont on a l’impression que leur auteur les a sorties de ses tripes ?
On les a encore en mémoire : «Sortez vos enfants de ces écoles, inscrivez vos enfants ailleurs, il ne faut pas demain venir vous plaindre que je ne vous ai pas prévenus !»
Mais cette affaire pose par ailleurs deux séries de problématiques : celle liée à la souveraineté de l’Etat du Sénégal et celle du respect de la loi.
La souveraineté du Sénégal mise à mal
J’ai lu certains commentaires dans les réseaux sociaux, aux antipodes des éloges, et dont un seul résume parfaitement le ressenti du Sénégalais lambda : «Erdogan, président de la République du Sénégal !»
Eh oui ! On a aujourd’hui l’impression que le Sénégal est devenu une colonie turque, si on en juge par l’affalement de nos autorités devant la volonté de ce dictateur qui leur impose d’user du bâton face à son Peuple d’élèves, d’enseignants, une administration et un personnel d’un établissement aussi réputé que discret.
Il est bien commode d’invoquer la raison d’Etat qui, hélas, est un fourre-tout où l’on met tout ce qui peut être gênant et que le gouvernement sait ne pas pouvoir faire avaler au Peuple.
Les établissements d’enseignement privé du mouvement de Gülen existent, se déploient, se développent et font de brillants résultats dans . . . 170 Etats à travers le monde, dont 130 écoles, collèges et universités rien qu’aux Usa.
Ailleurs en Europe, en Amérique et Asie, ils se comptent par des dizaines, jusqu’à 100 dans beaucoup de ces Etats. Serait-il venu à l’idée de fermer lesdits établissements dans ces pays, rien que pour être dans les bonnes grâces de Erdogan ?
Il est vrai qu’une entreprise turque a pris la suite des Saoudiens de Saudi Ben Laden dans la finition des travaux de l’aéroport Blaise Diagne. La Turquie aurait même accepté de préfinancer les travaux à hauteur de 60 milliards. A supposer que cela soit exact, que représente ce montant pour un Etat comme le Sénégal ? Le Sénégal n’est-il pas capable de trouver une somme pareille sur le marché financier international ou auprès des partenaires au développement, bilatéraux et multilatéraux, quitte à accuser un nouveau retard dans la livraison de l’aéroport ?
Et si c’est ce retard que l’Etat redoute au point de sacrifier ce fleuron de notre système éducatif, il faudra alors savoir que ce ne serait plus dans l’intérêt du Sénégal, mais bien plutôt dans celui exclusif du candidat Macky Sall à la prochaine Présidentielle de 2019.
On ne serait alors plus dans la raison d’Etat !
De toute façon, c’est l’occasion de faire savoir à ce dernier qu’il a d’ores et déjà perdu les voix de l’écrasante majorité des parents des 3 000 élèves du groupe, et de tous ceux qui, par l’effet boule de neige ou effet multiplicateur, leur sont proches, affiliés ou sur lesquels une certaine influence est exercée par ceux-là. Il aura perdu les voix de milliers et des milliers d’électeurs potentiels par l’effet des conséquences désastreuses de cette triste affaire.
La décision de fermeture des établissements est illégale
Sur le plan juridique, il convient de souligner que la situation qui a cours au Sénégal est bien éloignée de celle qui a prévalu dans certains pays africains dans lesquels Erdogan a pu obtenir ce qu’il voulait.
Notre pays avait atteint un niveau tel qu’il était dans les standards internationaux de l’Etat de droit. Et je ne suis pas sûr que le même niveau ait été atteint partout où Erdogan a tenté de domestiquer ses collègues en Afrique.
Or, avec ce qui est en train d’être vécu, nous avons entamé une nouvelle marche à rebrousse-poil.
En droit, à supposer, par simple hypothèse de travail, que le décret retirant l’autorisation à l’Association turque Baskent Egetim soit régulier (ce qui est loin d’être le cas), cette circonstance n’aurait, au regard des éléments factuels et juridiques de l’affaire, aucune incidence sur la viabilité du groupe scolaire Yavuz Selim.
En effet, ce qui a perdu l’Etat et qui a fait fondamentalement la différence d’avec la situation qui a prévalu dans d’autres Etats africains, c’est que les gens de Baskent ont fait preuve d’une belle ingéniosité, parfaitement coachés par leurs conseils.
1. C’est ainsi qu’avant même l’intervention de l’arrêté de retrait de l’autorisation de Baskent d’exercer au Sénégal, une société commerciale dénommée Yavuz Selim S.a, régulièrement constituée selon les normes Ohada, s’est vue céder tous les actifs mobiliers et immobiliers appartenant à ladite association et ce, devant notaire.
2. La mutation du droit réel immobilier a été réalisée et aujourd’hui, à la Conservation foncière, c’est Yavuz Selim S.a qui est inscrit sur le Livre foncier.
3. Les baux ordinaires liant les écoles aux différents propriétaires ont tous fait l’objet d’avenants par lesquels ceux-ci sont transférés à Yavuz Selim S.a.
4. Le personnel des écoles du groupe a été reversé, avec son accord, à Yavuz Selim S.a qui est devenu leur nouvel employeur, de façon, au demeurant, superfétatoire, puisque l’article L66 du Code du travail dit que les contrats de travail subsistent de plein droit avec le repreneur.
5. Enfin, la gestion des établissements d’enseignement a été transférée (et non cédée) à Yavuz Selim S.a, laquelle s’est par la suite conformée aux textes régissant la matière, c’est-à-dire la Loi 94-82 fixant le statut des établissements d’enseignement privé et le décret 2005-29 sur les conditions d’ouverture et de contrôle desdits établissements.
Ces textes qui instaurent désormais un régime de déclaration pour les autorisations d’ouverture des écoles privées prévoient clairement que celui qui désire ouvrir une école privée doit en faire la demande d’autorisation au ministre compétent, en produisant une liste de pièces limitativement énumérées, compris dans deux (2) dossiers : le dossier de l’établissement et celui du déclarant responsable.
Et ce sont les mêmes textes qui indiquent clairement que dès que le dépôt est réalisé contre récépissé, l’établissement commence à fonctionner, le temps que l’autorité compétente mène son enquête en vue de la délivrance de l’autorisation qui intervient souvent plus d’une année après.
Par conséquent, Yavuz Selim S.a, en procédant au dépôt contre récépissé, s’est conformée à la loi et peut parfaitement gérer ses écoles.
C’est le lieu, à ce stade, de souligner que le ministre de l’Education n’a aucun pouvoir propre ou discrétionnaire quant à la question d’accorder ou non l’autorisation.
Il dispose d’une compétence liée. Cela signifie, en droit, que dès lors que le requérant se conforme à la loi et dépose tous les documents exigés par celle-ci, le ministre n’a d’autre pouvoir que d’accorder l’autorisation.
Yavuz Selim S.a, détenue majoritairement par une société française évoluant dans l’enseignement privé, est désormais propriétaire de tous les biens et droits anciennement détenus par Baskent Egetim.
Et cela, les autorités de ce pays le savent bien. Elles ont juste fait du forcing pour fermer les écoles.
Et ce qui renseigne encore sur l’inconfort du ministre de l’Education et son mépris affiché à l’endroit de la justice sénégalaise, c’est qu’après avoir cherché une couverture judiciaire à sa forfaiture en saisissant le juge pour faire mettre les écoles sous administration provisoire et demander que la fondation Maarif de Erdogan soit désignée à cet effet, il n’a pas attendu la décision dudit juge.
Convaincu certainement de la faiblesse évidente de son action, il décide de passer outre et de fermer les écoles.
Comment peut-on mettre sous administration provisoire les biens d’une société commerciale dans laquelle il n’y a aucun différend entre associés et qui n’exerce pas d’activité illégale ?
Serigne Mbaye Thiam a délibérément mis le feu dans la demeure d’autrui et tente après d’éteindre l’incendie par des expédients.
Ce qui m’a conduit à écrire cette tribune, c’est d’avoir assisté à une scène douloureuse qui m’a profondément ému.
Le 3 octobre passé, j’ai croisé trois employés turcs du collège Bosphore dans les couloirs menant à la salle de réunion du bureau de l’Ape du groupement Yavuz Selim à laquelle j’ai été convié.
L’un d’entre eux m’a pris dans ses bras et m’a dit : «Maître, les anciens propriétaires sont tous partis après avoir vendu et empoché leur argent. Moi, je ne suis qu’un employé, lié à l’école par un contrat de travail. Je suis au Sénégal depuis 15 ans, tous mes 4 enfants sont nés au Sénégal et ne connaissent que ce pays. Ce sont des Sénégalais et le gouvernement veut nous jeter à la rue… Que me reproche-t-on ?»
J’ai eu très mal.
J’ai également eu une pensée pour ces élèves brillants, issus souvent de familles pauvres de l’intérieur du pays, auxquels Yavuz Selim a accordé une prise en charge totale : gratuité des enseignements et internat. Que vont-ils devenir ? Où iront-ils ? N’ayant pas les moyens de se réinscrire dans d’autres établissements privés de Dakar, ils seront contraints de rentrer, qui à Diourbel, qui à Kolda, Kédougou et autres villages de l’intérieur.
Quoi qu’il advienne, le mal fait est irréparable. Les nouveaux propriétaires des écoles devront faire face à un énorme déficit d’exploitation, bien que bon nombre de parents soient encore déterminés à ramener leurs enfants si une solution était rapidement trouvée, excluant toute idée d’administration provisoire ou d’installation de la fondation Maarif.
L’histoire du Sénégal retiendra le nom de Serigne Mbaye Thiam comme ayant été le ministre de l’Education qui aura démoli et réduit en cendres un fleuron de notre système éducatif. La participation à un gouvernement n’est pas une obligation. Tout ministre doit refuser d’exécuter la basse besogne ou d’aller à l’encontre des intérêts de son Peuple ; un ministre est toujours libre de démissionner si on veut lui faire porter une telle responsabilité ou si sa dignité est menacée.
Me Macodou NDOUR
Parent d’élève du GS Yavuz Selim
mac.ndour@gmail.com