Cette année, le cinéaste sénégalais Alain Gomis est à la tête du grand jury des Journées cinématographiques de Carthage (Jcc). Entre deux projections et deux rendez-vous, le double Etalon d’or du Yennenga a accepté de dévoiler les réflexions et actions qu’il est en train de mener pour le rayonnement du cinéma sénégalais. Selon M. Gomis, si la volonté politique de développer le secteur cinématographique au sénégal existe encore, elle s’est essoufflée.

Vous êtes le président du grand jury des Jcc 2019. Comment avez-vous réagi à cette nomination ?
C’est un honneur. Carthage avec le Fespaco sont les deux grands festivals panafricains historiques. Quand on m’a proposé la présidence, j’ai accepté tout de suite. C’est vraiment deux festivals qu’il faut continuer à défendre. Et continuer aussi à travailler dans ce dialogue possible entre le monde arabe et le reste de l’Afrique. C’est très important que de continuer à construire des rela­tions culturelles, mais aussi des possibilités d’échanges de films.
Aujourd’hui, pour les débouchés des films africains, c’est important que chacun ne regarde pas seulement ou vers l’Europe ou vers les Etats-Unis. Parce que sinon ça va réduire le nombre de films possibles. Il ne faut pas oublier que c’est un festival qui s’est créé au sortir des indépendances. Et dans cette volonté d’affirmer des identités particulières et une volonté de dialoguer en dehors du rapport particulier de l’Europe et de l’Afrique.

On a parfois l’impression qu’il y a le cinéma maghrébin d’un côté et celui de l’Afrique noire de l’autre. Et entre les deux, il y a un gros boulevard du point de vue technique surtout…
C’est vrai. Et c’est pour ça qu’il ne doit pas y avoir de rupture définitive. Mais on ne peut que constater, ces dernières années particulièrement, qu’il y a un écart qui se creuse et qu’au Maghreb, malgré les difficultés et tout ce qu’on pourrait dire des systèmes politiques qu’il y a eu, il y a des politiques intentionnelles et sur la durée au Maroc et en Tunisie.
Ici en Tunisie, les gens se plaignent de n’avoir que trente salles. Au Maroc, ils en ont 100 ou 120 et sortent une vingtaine de films par an. Vous avez vu l’infrastructure dans laquelle ils montrent les films (La Cité de la Culture), où sont réunis la cinémathèque, le Centre national tunisien du cinéma et de l’image (Cnci), 4 ou 5 salles dont une très grande où ils peuvent aussi faire de la danse. Ils ont construit des outils et ça n’arrive pas comme ça. Ce n’est pas seulement avec le succès d’un film ou de deux films qu’on peut le faire. Il faut une volonté politique sur la durée. Et malheureusement, dans le reste de l’Afrique…

Ça manque au Sénégal ?
Ça manque au Sénégal. Disons les choses telles qu’elles sont. On a eu un départ, un re-départ je dirais par le fait d’abonder le Fopica et de le doter annuellement. Mais aujourd’hui, tout le monde sait bien que le Fopica n’a pas siégé depuis trois ans maintenant. Et ce n’est même pas remettre en cause le travail de la direction de la Cinématographie et du Fopica, mais il n’y a pas d’argent dans les caisses. C’est ça la vérité. Donc, comment peut-on continuer à construire des choses quand des réalisateurs de films ont déposé un projet trois ans auparavant et qu’ils continuent d’attendre ? Et que les choses se font comme ça au goutte à goutte.
Vraiment ces dernières an­nées, on peut dire que la volonté, si elle existe toujours dans les faits, elle s’essouffle et c’est quelque chose dont pâtissent en premier lieu les jeunes cinéastes qui ont les deux pieds au Sénégal et pour qui c’est extrêmement difficile de faire des films. C’est une réalité.

C’est peut-être le moment de penser à une autre façon d’alimenter ce fonds…
Bien sûr. Chacun a fait des propositions en ce sens. On a trouvé à différents moments de l’écoute. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, ça piétine. Et ce n’est pas par défaut de propositions et d’idées. Il y a toutes sortes d’idées qui ont été proposées pour essayer d’abonder ce fonds, mais ça piétine un peu. Et je crois que le manque de cohésion de la profession, le fait d’avoir du mal à parler d’une seule voix, même s’il y a des choses qui se mettent en place…

Pensez-vous que le cinéma sénégalais ne parle pas d’une seule voix ?
Pas seulement les cinéastes. Il y a eu cette volonté qui s’est affirmée au Fespaco passé. Les réponses étaient positives. Main­tenant, chacun étant pris par ses propres problèmes, on a du mal à construire cette fédération. Mais je pense que c’est important même face à nous pour les institutions de pouvoir non pas discuter avec des individualités, mais avec un groupe constitué. C’est à personne de parler pour tous les autres, mais…

C’est vrai qu’il y a beaucoup d’associations de cinéastes, mais qui, quelque part, se font la guerre entre elles…
Oui, j’ai été agréablement surpris quand on a eu cette idée il y a quelques mois. Mais malheureusement, on a du mal jusqu’à aujourd’hui à le confirmer dans les faits. Mais je pense que le terrain est favorable pour ça. Il faut maintenant qu’on arrive à y consacrer le temps nécessaire pour que ça existe. Il ne s’agit pas de rayer toutes les organisations existantes, mais de fédérer pour passer au-delà des guerres intestines.

Vous avez mis en place le Centre Yennenga. Quel en était l’objectif ?
C’est d’accompagner un certain nombre de jeunes, de moins jeunes, qu’ils soient cinéastes, techniciens ou producteurs, dans leur professionnalisation. On voit beaucoup de gens qui se sont formés sur le tas et qui continuent d’avoir des problèmes à se professionnaliser. Donc c’est d’accompagner en quelque sorte à notre petit niveau. D’abord par la création d’un cinéclub et nous sommes hébergés par le centre socio-culturel de Grand Dakar.
Nous sommes aussi à la recherche de financements pour pouvoir s’équiper en post-production. Ça, c’est un objectif pour cette année à venir. On a déjà réalisé pas mal d’ateliers et on va continuer. C’est vraiment de faire le petit travail qu’on peut faire pour participer au travail global.

N’y a-t-il pas l’idée d’organiser un festival aussi ?
Ce serait bien, mais on ne peut pas être partout. En tout cas, ce que j’aimerais bien qu’on arrive à faire, c’est qu’avec les Jcc cette année, si on trouve le soutien de la direction de la Cinémato­graphie et éventuellement de l’ambassade de la Tunisie, c’est de montrer le palmarès du festival à Dakar. Et les Jcc sont partants. C’est aussi de montrer non seulement à ceux qui veulent faire du cinéma, mais aussi au public, un des aspects du cinéma moderne. On entend parler des films dans la presse, mais on ne les voit pas. C’est difficile de faire du cinéma sans regarder de films ou en discuter. Donc une des premières choses concrètes, avant d’organiser un festival, ce serait de diffuser le palmarès.

Et aujourd’hui, comment voyez-vous l’évolution du cinéma sénégalais du point de vue artistique ?
Pour l’instant, il y a encore trop peu de films. Je ne sais pas si vous avez déjà vu le film de Mamadou Dia, Bamoum Nafi, qui est encore malheureusement trop peu connu au Sénégal. C’est un exemple extraordinaire parce que c’est quelqu’un qui a autoproduit son film, ne réussissant pas à trouver de financements. Ce film a été primé à Locarno, un festival très important, Meilleure première œuvre et ensuite au Festival de Namur. J’espère qu’il sera en compétition au Festival de Marrakech. C’est un film dont on parle de plus en plus. Et donc voilà, c’est encore trop peu de choses, il faut presqu’une force surhumaine pour réussir à aller au bout d’un film.
En plus, ce film parlera beaucoup aux Sénégalais et on va essayer avec le Centre Yennenga de l’accompagner dans sa distribution au Sénégal, voir vraiment comment on va faire pour le montrer pas seulement en trois, quatre projections, mais aussi le montrer dans les régions.
Si la communauté du cinéma arrive à se mobiliser autour du film, ce sera une bonne chose pour essayer de voir ce qu’on peut faire concrètement. Je crois qu’il faut travailler sur des choses concrètes. Et de voir ce film avec la qualité qu’il a dans tout domaine technique, de narration, ça rafraîchit.

Le Centre Yennenga va-t-il se lancer dans la distribution ?
Non, c’est-à-dire que ce n’est pas des adhérences. On a des gens qu’on accompagne. Cer­tains d’entre eux veulent faire de la distribution. Mais il ne s’agit pas d’une école. On ne va pas apprendre théoriquement, mais plutôt des choses concrètes, avec un système de mentorat. C’est un exercice pratique.

Quand on a remporté deux fois le Yennenga, quel challenge se fixe-t-on ?
Il reste beaucoup de choses à faire. D’abord mon premier challenge, c’est celui cinématographique. Je ne suis pas un sportif de haut niveau. L’idée, ce n’est pas d’accumuler des médailles pour faire une salle des trophées. Ce n’est pas ce qui m’intéresse. Comme tout artisan, j’ai beaucoup de progrès à faire encore pour essayer d’accéder un peu plus à ce que j’aimerais toucher. Et j’essaye de travailler ça tous les jours. Donc mes projets, mes ambitions, ils sont là et si ça pouvait se partager… on ne réussit pas seul. Ça ne veut rien dire. Si on arrivait à accompagner, à faire jusqu’à 5 films par an, mais pas dans 20 ans, c’est vraiment quelque chose auquel j’aimerais participer.

Votre prochain film, c’est pour quand et ce sera sur quoi ?
Le prochain film sera pour l’année prochaine, en 2020. Mais je ne dis jamais de quoi il s’agit. Je dois être un petit peu superstitieux.