Amadou Moctar Sakho, un enfant du Fergo, marabout et qadi sous l’ère coloniale

On entend par Fergo l’émigration des populations du Fouta-Toro vers le Soudan, dans le sillage des conquêtes de El Hadji Omar Tall.
De Dinguiraye, sa première capitale, El Hadji Omar avait conquis successivement le Bambouck (1854), le Karta (1855), le Bakhounou (1856).
L’échec du siège de Médine marque un tournant dans la stratégie de El Hadji Omar. Ses moyens militaires ne lui permettaient pas, à l’époque, de prendre des places fortifiées équipées de canons à obus. Il repartit vers l’est.
L’organisation des pays conquis et les conquêtes futures nécessitaient davantage d’hommes acquis à sa cause, de cadres religieux pour encadrer les populations nouvellement converties ou de celles dont les connaissances et pratiques islamiques étaient approximatives. C’est alors qu’il entreprit sa deuxième et dernière tournée de recrutement dans son Fouta natal. C’était en 1858-59. Beaucoup de Foutankés répondirent à l’appel du Cheikh, malgré les réticences ou intrigues de quelques dignitaires.
Dans chaque village, il y eut des volontaires, si ce n’est tous les hommes valides. Les travaux de Mamadou Aliou Thiam, biographe du Cheikh, de l’historien américain David Robinson, du Pr Samba Dieng (aujourd’hui un des meilleurs spécialistes, pour ne pas dire plus), de El hadji Omar, Madina Ly Tall et Ferdinand Dumond l’attestent. Les haleybe (province comprise entre le Toro et le Law) répondirent massivement à l’appel. Parmi eux, les Sakhobé (famille des Sakho) qui portaient le titre de Thierno Bismor. Moctar Abdoulaye, père du parrain de cette ziarra, ses trois frères Moustapha, Youssouf, Siré Adama et leur oncle Alpha Mamadou étaient du lot.
Il n’est pas futile de rappeler que Moctar Abdoulaye était, de par sa mère, petit-fils de Thierno Bismor Lamine Sakho et de Fatimata Tall, sœur aînée de El Hadji Omar. Voilà comment et pourquoi Amadou Moctar est né à Ségou vers 1867. Sa mère, Aïssatou Cissé Dramé, était une Soninké originaire du Guidimakha.
La famille Sakho avait répondu massivement à l’appel de El hadji Omar, elle en paya aussi un lourd tribut. En effet, en 1885, à la bataille de Sansanding fut tué Moctar.
Seront aussi tués au cours des différentes batailles ses trois frères et son oncle cités plus haut.
D’autres cadres religieux périront aussi. Cela amena Ahmadou Tall, fils aîné et successeur de El hadji Omar, à prendre des mesures.
Les familles ayant perdu des mâles dans les combats, pour ne pas disparaître, furent dispensées du service militaire. Les garçons les plus doués étaient orientés dans les études coraniques et sciences islamiques, dans la gestion de la cité. C’est ainsi que, d’après Ibrahima Abou Sall, historien mauritanien exilé politique à Paris, auteur d’une publication scientifique sur le personnage, Amadou Moctar et Hasniyou Tall (frère de Tidjane et tous deux fils de Amadou, frère aîné de El Hadji Omar), furent orientés vers les études coraniques qu’ils commencèrent à Ségou, puis dans le Bambouck. Nous avons largement puisé dans cette publication.
Vers 1885-86, il vint poursuivre des études au Fouta Toro, pays d’origine de son père, qu’il découvrit pour la première fois. Il fréquenta, à Kaedi, les foyers de Cheikh Bocar Sambounde et de Cheikh Saïdou Diawanda. On y enseignait la théologie, la grammaire, le fiqh. Pour se spécialiser dans le fiqh, il alla suivre dans le Tarza les enseignements de Cheikh Harith Al Hassan, reconnu pour en être un des meilleurs spécialistes. Il y approfondira aussi l’art de l’écriture, la grammaire arabe, la psalmodie.
De disciple, il devint l’homme de confiance de son maître qui lui confia la gestion de son commerce.
C’est ainsi que chaque année, il convoyait dans les escales de Dagana et de Richard-Toll la gomme arabique de son maître. Par-là, il eut ses premiers contacts avec le monde des affaires. Pendant ce temps, la situation avait changé au Soudan.
Après la prise de Nioro en février 1891, Archinard décida de l’expulsion des Toucouleurs vers le Fouta Toro. C’était entre 1891-93. C’est ainsi que la famille de Amadou Moctar Sakho retrouva son Haleybe d’origine. Il en est de même de celle de El Hadji Mamadou Moussa Ly, dont le père mourra en cours de route, précisément à Ndouloumadji Dembé, et du célèbre marabout commerçant de Kaédi, Amadou Tidiane Wone. C’est donc tout naturellement, qu’après avoir obtenu son «lidjas», Amadou Moctar retourna à Sinthiou Dabbé où sa famille, rentrée entre-temps et qu’il n’avait pas revue depuis son départ de Ségou, s’était installée.
Par la suite, il s’installa à Podor qui était à l’époque un centre commercial important. Dans cette ville-escale, on découvrit le vaste savoir de Amadou Moctar. Il y fit la connaissance des traitants et gérants des maisons de commerce bordelaises, originaires de Saint-Louis et des pays wolofs. Ces derniers profitèrent de son savoir pour apprendre ou se perfectionner. Les débats publics qu’il organisait dans cette ville firent sa notoriété qui s’amplifiera au cours de ses tournées à travers le Fouta où le menaient ses activités commerciales. Plus tard, beaucoup de ses disciples saint-louisiens, pour ne pas être loin de lui, viendront s’installer comme commerçants à Démette et à Boghé. Il noua des relations matrimoniales avec les grandes familles religieuses et aristocratiques du Fouta. Il épousa même une Saint-louisienne, parente de Doudou Seck (Bou-el Magdad fils) à qui, entre-temps, il a été présenté. Il n’est donc pas surprenant, avec son érudition, ses jugements qui faisaient autorité, que lui, un pur produit du Fergo, soit nommé qadi à Regba (1905-1906), puis à Boghé (1906-1934), dans la colonie de Mauritanie récemment créée.
Ses connaissances et sa rigueur morale faisaient l’unanimité, ce qu’attestaient ses bulletins individuels. Durant sa carrière, personne n’a eu à contester ses jugements. Entre autres verdicts qu’il eut à rendre, retenons celui relatif aux événements de Kaédi survenus les 26 et 27 décembre 1929.
Ces évènements opposaient les partisans de Yacouba Sylla (né en 1906 dans le Nioro-Sahel), représentant Cheikh Hamala qui récitait 11 fois Jawhaharatoul kamal (gabbé sappo e go en Pulaar) au lieu des 12 comme pratiqué jusque-là. Les premiers étaient appelés 11 grains, les sourds 12.
Les partisans des 11 grâces étaient principalement Soninké (Sanokole), ceux des 12 des Toucouleurs.
On voit aussi comment un problème strictement confrérique devint ethnique.
Les choses sont d’autant plus complexes que le chef de file des 12 grâces n’est personne d’autre que Amadou Tidiane Wone, son disciple, né comme lui à Ségou vers 1968. En sus d’être un érudit, il était le plus riche commerçant et plus grand bienfaiteur de la ville. Enfant du Fergo, Amadou Tidiane Wone est issu d’une famille de marabouts. Originaire de Thioffi Donaye (Podor), il avait aidé quelques-uns de ses condisciples à rester au Fouta pour diffuser le savoir. On peut citer principalement Thierno Hamet Baba Tall de Thilogne, Thierno Mamadou Saïdou Ba, le futur fondateur de Madina Gounass, à Nguidjilogne.
Lorsqu’en 1934, Amadou Tidiane Wone fut rappelé à Dieu, quelques-uns de ses enfants, tous élèves dans les foyers ardents, furent récupérés par leurs familles maternelles respectives et inscrits à l’école nouvelle. Ibrahima et Idrissa à Matam, Mamadou Moustapha et Omar à Podor. Ibrahima et Omar furent de brillants médecins, Mamadou Moustapha et Idrissa d’excellents professeurs de physique et mathématique. Leurs aînés firent des études coraniques très poussées. On voit donc quel brûlant et complexe dossier le résident de Kaédi a confié à Amadou Moctar. C’est lui, qadi de Boghé, que le commandant de cercle du Gorgol sollicita pour rendre la «justice» selon la loi musulmane. Lui, enfant du Fergo et adepte tidiane de El Hadji Omar, pratiquant les 12 grains.
Il s’en acquitta en juge intègre, à la satisfaction des deux parties. Plusieurs fois, au cours de sa carrière, il a été sollicité hors de sa juridiction. De son vivant, Boghé était une véritable université sous-régionale où convergeaient les étudiants venus du Fouta Toro, Walo, Trarza, Brakna, Ngalou, Guidimakha, Khasso, Boundou, Ferlo, Karta, Cayor, Djolof, Sine, Saloum, Fouta Djallon.
Il parlait couramment le poular, le soninké, le hassaniya, le wolof, le malinké, le khassonké, le bambara, l’arabe qui étaient des langues d’enseignement. Plus d’une quarantaine de savants sont sortis de son université où on enseignait le Coran, le fiqh, l’écriture, la poésie, et la littérature, les sciences et la psalmodie coraniques, le hadith et l’explication du texte coranique, la logique, l’art de l’élocution, la théologie et l’astrologie. On peut citer parmi ses étudiants :
-Thierno Saïdou Nourou Tall
-Thierno Hamidou Sy, Diatar
-El Hadji Demba Hawa, Madina Ndiathbe
-T Mamadou Zeina Ba, Aéré Law
– Demba Dicko Ba, Thikité
-Amadou Tidjane Wone, Donaye
-Amadou Mountaga Tall, puis son fils T. Mountagha
– Lamine Djigo, Demette
– Alpha Seybani, Walade
-Hamet Baba Talla, Thilogne
-Baba Ndiongue, Podor
Tous ont fondé des foyers réputés. La multiplication par ses disciples de foyers à travers le Sénégal , la Mauritanie, le Soudan, la Gambie, la Guinée a permis une diffusion et une massification de la tariqa tidijane que Faidherbe et ses successeurs ont combattue de toutes leurs forces. Pour Faidherbe en effet, l’islam et la tariqa tidjane diffusés par El hadji Omar et ses épigones étaient le plus grand obstacle à leur projet de colonisation.
Robert Delavignette, dans son livre Les vrais chefs de l’Afrique, résume les jugements de Faidherbe sur l’islam : «Convertir au christianisme de jeunes musulmans du Cayor ou du Fouta Toro, il n’y fallait pas songer un instant et le gouverneur savait mieux que personne les qualités et les défauts de l’islam. Les européaniser dans le cadre de l’islam, c’est ce qu’il fallait faire.»
On comprend ainsi comment, en acceptant les fonctions de qadi sous un régime colonial, Amadou Moctar a par son enseignement contribué à la diffusion d’un islam orthodoxe, dépouillé de tout charlatanisme et bigotisme. Il a aussi contribué au rayonnement de la tariqa tidjane, bête noire de l’Administration coloniale. C’est ce qu’avait fait El Hadji Malick Sy à Ndiardé et à Tivaouane, El Hadji Abdoulaye Niass et ses successeurs dans le Saloum.
Il fut rappelé à Dieu le 31 décembre 1934 à l’hôpital de Saint-Louis où vivait son épouse Mariata Sikichor. Sa descendance qui compte beaucoup de hauts cadres (dont l’ancien ministre Hamidou Sakho récemment rappelé à Dieu) vit entre la Mauritanie et Sénégal.
Cheikh Baba SALL
Professeur de Français de l’enseignement secondaire général à la retraite.
cheikhbaba.sall79@gmail.com