«Une grande moquerie générale de ce que nous sommes nous-mêmes devenus…» En toute lucidité, le Délégué général du Festival de Cannes avait ainsi présenté «Triangle of sadness», la future Palme d’or de cette 75ème édition sélectionnée par ses soins : une satire des ultrariches, peuplée de mannequins et d’oligarques russes. Mais avait-il prévu qu’un effet boomerang allait éclabousser un des mécènes du Festival de Cannes ?Par Jean-Pierre PUSTIENNE (Correspondance particulière) –

Certes, il est permis que ce genre de détail vous échappe lors d’une cérémonie où l’on honore votre oeuvre d’une Palme d’or. Le cinéaste suédois, Ruben Östlund, n’a d’ailleurs émis aucune allusion, ne serait-ce qu’un tant soit peu ironique, dans la soirée du 28 mai clôturant le Festival de Cannes 2022. Pour autant, le trophée qu’on lui remet, pour la seconde fois, il l’a déjà reçu en 2017, est bel et bien dessiné, depuis 1998, par la joaillière allemande, Caroline Scheufele. Cette designeuse réputée copréside par ailleurs la marque Chopard, joaillier de luxe qui sponsorise le Festival de Cannes. Elle n’a jamais caché avoir entretenu jusqu’il y a peu, des relations avec des personnalités proches du Président russe, Vladimir Poutine, dont l’épouse de son porte-parole, égérie de la marque à Cannes de 2016 à 2021. Parmi les habitués des événements de la marche Chopard à Moscou comme Cannes, on retrouve une journaliste russe de la chaîne de télévision publique, Channel One, outil connu de propagande du Kremlin, et l’influenceuse, Victoria Bonya, par ailleurs soupçonnée d’espionnage par les Etats-Unis.
Si elles ont, cette année, soigneusement évité de se montrer à la fête Chopard, de vigilants Ukrainiens les ont identifiées sur le Tapis rouge de la Croisette le mercedi 25 mai. Et c’est ainsi qu’a été dénoncée l’«invasion» par la Russie, de la fameuse moquette recouvrant les 24 marches qui conduisent à la fameuse salle Lumière, par la bouche d’un réalisateur ukrainien invité dans la sélection Un certain regard. Tandis que l’influent producteur ukrainien, Alexandre Rodnianski, au demeurant proche conseiller de Zelenski, a fait part de son «indignation qu’elles aient pu monter les marches du Palais des festivals, à plusieurs reprises». C’était le compte rendu de la dernière des escamourches cannoises en écho au conflit qui ensanglante l’Europe depuis fin février, tel que rapporté par l’envoyé spécial sur le front cannois du journal Le Monde.
Refermons la parenthèse pour revenir à l’image du cinéaste suédois, Ruben Östlund, qui accepte, avec joie, de recevoir le bijou en or, en forme de palme, offert par une marque symbolique tant appréciée des influenceurs, oligarques et ultrariches. Pour goûter toute l’ironie, ô combien sarcastique, de la situation, un comble d’autodérision, il faut savoir que les mêmes influenceurs, oligarques et autres sont parmi les plus évidentes cibles de la critique des super-riches (ce 1% qui possède autant de biens que 50% des habitants de la planète) qui sont au centre de son film, Triangle of sadness (en français, Sans filtre). Ils se reconnaissent, selon Öslund, à l’usage du botox. Pour ceux qui l’ignoreraient, ce Triangle de la tristesse est le nom donné aux rides se formant entre nos sourcils, et que l’on efface à l’aide de toxine botulique…

«Triangle of sadness», Palme d’or
Ecrire que ce film est une «critique acerbe» semble un peu court. Il est permis d’y voir, au premier degré, un vomissement hyperbolique et violent du néocapitalisme et de l’hyperclasse mondiale, tous dans le même bateau. A bord d’un yacht, plus exactement (l’ancien yacht de Onassis, Jacquy O pour les plans extérieurs), un couple d’influenceurs côtoie oligarques et autres spéculateurs momifiés au botox. La croisière s’amuse jusqu’à ce qu’une tempête secoue ce concentré de bénéficiaires de la globalisation, la transformant en geyser humain qui rend tripes et boyaux, ad nauseam. Le terme latin a rarement été autant approprié. Car le Suédois fait sciemment durer la séquence, de façon, a-t-il expliqué à la presse internationale, que le spectateur «arrive à prendre en commisération ceux qu’il abhorait peu avant».
Il ne s’agit en rien d’une première dans le genre. Une autre satire «scato» du consumérisme et de la décadence de la classe dominante d’alors a déjà été primée à Cannes. Voilà un demi-siècle, en 1973, La Grande bouffe, du sulfureux Marco Ferreri (ex-æquo avec La maman et la putain de J. Eustache), a fait s’étrangler les gardiens du bon goût devant ce qui était, déjà, un règlement de compte avec une «société de consommation» honnie par Ferreri et tant d’autres.
Cependant, le tsunami vomitoire déclenché en 2022 par un Östlund renvoie aux proportions d’une diarrhée infantile, les rots, pets et relâchements intestinaux divers d’un Ferreri. Question : l’énormité, l’abondance de matière rendent-elles la satire plus féroce, le sarcasme plus vengeur ? Ostlünd est-il un nouveau Ferreri en plus acide, en plus corrosif ? Ce n’est pas sûr.
Dans une troisième partie d’un film de 2h 30, le réalisateur suédois inverse la vapeur. Suite au naufrage symbolique de la nef capitaliste, une femme de ménage instaure une dictature du prolétariat parmi des rescapés dépouillés de leur argent et de leurs attributs (sauf le botox). Pour autant, voir en Ruben Östlund un nouveau champion anti-capitaliste relèverait d’une pure aberration. «Mon frère est un néoconservateur de Droite, ma mère une femme de Gauche, je me situe entre les deux», tient à préciser celui qui déclarait dans la presse en 2017 : «J’aime l’idée de diviser la Droite comme la Gauche», une gauche empêtrée, selon lui, dans sa «sensiblerie» bien pensante. Ses détracteurs l’accusent eux de jouer de la provocation par pur carriérisme, s’agissant de complaire à l’appétence bien connue des jurys cannois pour la provocation. Si c’est bien le cas, le calcul de Östlund s’est avéré payant, lui valant une Palme, sa seconde, succédant au transhumanisme gore du «Titane» de Julia Ducournau, élu l’an dernier.

L’arroseur arrosé ?
Au demeurant, Östlund ne nie pas «cracher dans la soupe». «Ce serait idéaliste de dire que je ne dois pas me compromettre. Si je veux changer les choses, je dois participer au système. Et j’en ­profite.» Démonstration est faite lorsqu’il empoigne, pour la seconde fois, un trophée à lui remis par un festival dont l’un des importants sponsors a pour amis et clients, les cibles de sa redoutable caricature ainsi récompensée. Un remake cette fois de l’arroseur arrosé ?
Pour autant, une question se pose : le ressort de la pure provocation, tant usé par le Festival de Cannes en 75 éditions, est-il encorte efficace ? Il est permis d’en douter au vu des scores des entrées réalisées en France ces dernières années par les films palmés. A peine 300 et quelque mille pour le film Titane, primé en 2021, mais il est vrai que le transhumanisme gore revendiqué de la Française Julia Ducournau lui avait valu une interdiction aux moins de 16 ans. En 2017, le précédent opus de Öslund, The Square, un règlement de compte contre le monde de l’art contemporain, avait fait moins bien. En réalité, il faut remonter 18 ans en arrière dans la liste des «palmés» pour trouver un film ayant crevé le plafond des deux millions d’entrée. Il s’agissait de Farenheit 9/11, un documentaire réalisé par Micheal Moore, certes provocateur et militant, mais non dénué de contenu. Souvenez-vous, il mettait en lumière les liens entre le clan Ben Laden et le pouvoir des Etats-Unis, alimentant une controverse qui, cette fois, dépassait le cadre du Festival de Cannes.