La grande Annie Ernaux, écrivaine française de 82 ans, obtient le Prix Nobel de littérature. Annie Ernaux est auteure de plusieurs livres. Parmi les plus connus : «Les Années», vaste fresque sur elle, son enfance, ses parents, ses combats et en même temps une monographie d’une génération d’Après-guerre qui a vu son monde se transformer sur six décennies ; «La Place», où elle raconte la mort de son père, sa vie et peint l’ascension sociale presque gênante d’une fille devenue prof et femme ; «L’événement», sur son avortement clandestin ; «Mémoire de fille», où elle revient sur son viol -elle a posé un mot sur l’acte bien plus tard- une nuit d’été 1958 ou encore «Passion simple», qui relate une relation amoureuse intense et courte avec un homme slave marié, qui vit à l’étranger.

Dans ses livres, Annie Ernaux se raconte par une écriture dépouillée, simple, sans artifices, méticuleuse et précise qui pose le doigt sur les tribulations tourmentées et douloureuses afin d’en livrer les vérités sans fard au lecteur. Cette «écriture plate», souvent l’objet de critiques de gens privilégiés, sorte de genre hybride entre l’essai, le récit et le témoignage, fait la marque du travail de Annie Ernaux. Elle fait preuve de courage en mettant ainsi sa personne et son intime à disposition du jugement des autres. Mais elle inspire des millions de gens qui se retrouvent dans son destin. C’est aussi ainsi qu’elle a suscité des vocations chez des gens à oser aller au-delà du chemin tracé par les infrastructures sociales conservatrices qui répriment les pauvres et perpétuent sur nous une violente domination.

Annie Ernaux raconte l’universel par le prisme de sa propre existence. Elle consacre l’auto-socio-biographie, une écriture qui fait le récit de la vie individuelle en l’insérant dans une géographie sociologique plus large et en convoquant les structures sociales et les moteurs qui génèrent les inégalités et la violence sur les pauvres. Elle a inspiré de nombreux auteurs dont les livres racontent la trace sur le corps des dominations liées à la classe et au genre et l’ascension par l’école qui permet de s’extirper de son milieu d’origine et de s’insérer tel un intrus dans l’antre de la bourgeoisie.

L’écriture de Annie Ernaux me touche. Elle figure dans mon panthéon des grands auteurs dont l’œuvre m’interpelle, m’interroge et raconte ce que je ne peux dire ou écrire de manière aussi juste, belle et puissante. Son œuvre est traversée par la pauvreté, l’oppression des dominés, la douleur, la violence, le désir, la passion, la honte, l’ascension, les corps.
C’est une littérature d’une transfuge de classe qui me touche encore plus personnellement car je me retrouve dans sa description de ce que nous sommes des millions à partager. «La Place» est pour moi son livre le plus puissant, dans sa manière, par la figure du père et de leur relation chaotique, de livrer un récit exceptionnel sur l’ascension sociale, le tiraillement intérieur qu’il provoque et le retour aux sources des origines.

L’Académie du Nobel a été bien inspirée en récompensant chez Annie Ernaux, «le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle». C’est une femme exceptionnelle de talent, de courage, de dignité et dans sa volonté de libérer des millions de gens de la trappe de la condition sociale. Ce qui m’a séduit dans la lecture de Annie Ernaux c’est sa manière de raconter sa vie, la vie d’une femme blanche, normande, de plus de 60 ans qui pourtant enlace l’universel. Je me suis tout de suite retrouvé dans ses mots car nous habitons le même pays des dominés qui ont investi l’autre rive.

Annie Ernaux est une écrivaine très politique qui part de son expérience personnelle pour penser une esthétique universelle à disposition de notre camp politique, la gauche, afin de proposer une théorie de la libération de l’Homme. C’est une femme engagée qui a soutenu Jean-Luc Mélenchon à la dernière Présidentielle française et a investi ainsi son capital symbolique au profit d’une cause politique qui appelait à détruire le capitalisme et à bâtir l’égalité qui est le serment de la république sociale.

Enfin Annie Ernaux a décrit la honte que les enfants de pauvres connaissent et ont expérimenté souvent, presque à chaque instant de leur vie ; une honte de leurs parents, de leur quotidien, du regard des autres et de leur propre regard sur les leurs et sur eux-mêmes. Une honte de laquelle nous ne sortons jamais, sauf à préférer la vulgarité au face-à-face permanent avec soi-même.

Par Hamidou ANNE
hamidou.anne@lequotidien.sn