Lumières sur le Paris noir ! Lumière du jaune éclatant des portraits de Beauford Delaney, venu à Paris à l’instigation de son ami James Baldwin et qui, fuyant le racisme ségrégationniste des Etats-Unis, y passera vingt-cinq ans. Que c’est beau, Delaney ! Et que de fois, dans ce parcours, les visiteurs s’exclameront-ils de la sorte, en se demandant peut-être pourquoi on leur avait caché ces artistes !

Pour sa dernière exposition au 6e étage avant cinq années de fermeture, le Centre Pompidou remporte un pari historique avec «Paris noir». On a connu « Paris-Berlin», «Paris-New York», «Paris-Moscou», mais «Paris noir», est-ce une ville ? Non, dix au moins, qui se croisent dans la Ville lumière entre les années 1950 et les années 1990 : Paris, Dakar, Lagos, Abidjan, Port-au-Prince, Fort-de-France, New York ou Los Angeles, Le Cap, pour ne citer que quelques-unes des connexions que cette exposition retrace. Car le Paris du XXe siècle fut à la fois école, rencontre, refuge, point de départ et surtout laboratoire d’émancipation, tant pour les artistes africains de pays colonisés que pour les créateurs américains et caribéens marqués par l’histoire commune de l’esclavage, qui a disséminé leurs ascendants hors du continent africain. Stigmatisés.
Marginalisés. Voire pire. D’où leur solidarité… noire.
Et le sous-titre de l’exposition, «Circulations artistiques et luttes anticoloniales».

Des artistes longtemps invisibilisés
Depuis dix ans, la jeune Alicia Knock, cheffe du service de la création contemporaine et prospective du Centre Pompidou, travaille à redonner leur place à des talents que l’histoire de l’art n’a pas retenus. Au bout d’un travail colossal, mené avec des conseillers scientifiques des régions concernées, voici rassemblées plus de 350 œuvres de 150 artistes que Paris, plaque tournante, a accueillis dans ces décennies passionnantes. Les Ernest Breleur, Victoire Ravelonanosy, Iba N’Diaye, Christian Lattier (si ces noms ne vous disent rien, justement, foncez !), au milieu d’artistes plus connus tels que Agustin Cardenas ou Ousmane Sow, qui sont passés par ce Paris Tout-monde, selon la pensée de Edouard Glissant qui structure la scénographie. L’exposition est en effet conçue sur le concept de la relation, clé de dialogues ô combien féconds : ici, Picasso fait l’affiche du congrès de Présence africaine ; là, Fernand Léger et Zadkine accueillent dans leurs ateliers, ces artistes venus de partout tels que le Cubain Wifredo Lam. Le Sud-Africain Ernest Mancoba, qui participe au mouvement CoBrA -et c’est aussi un pari de l’exposition que de remettre ces noms dans l’histoire des mouvements artistiques-, fait venir à Paris, dès 1948, son compatriote Gerard Sekoto : son autoportrait fait l’affiche de «Paris noir».
Que de découvertes magnifiques, toutes générations, car l’œuvre au long cours de nos contemporains William Adjété Wilson (qui fait l’objet d’une monographie chez Gallimard), Diagne Chanel ou Afi Nayo est également saluée… Parmi les quatre commandes faites aux artistes relisant ces décennies d’histoire, l’éblouissement est au rendez-vous face à l’installation bleu indigo de Valérie John au centre de la matrice glissantienne.
Trois mois semblent courts pour apprécier ce travail titanesque et historique, qui est aussi le fruit d’initiatives antérieures de commissaires éclairés ; mais cette exposition marque le début d’un grand mouvement d’acquisitions, de monographies, de recherches d’archives et même la création d’un fonds «Paris noir». Pour comprendre les tenants et aboutissants de cet ensemble incroyablement riche et complexe, il faut absolument plonger dans le catalogue, un nouveau volume de l’histoire de l’art, qui éclaire aussi, dans ses enjeux, nos sociétés créolisées. Mais surtout, il faut se rendre à Beaubourg. Une fois, trois fois, et déambuler librement dans un parcours chronologique et thématique. En voici quelques éclats, parmi tant d’autres.

Présence africaine
C’est l’un des bastions que Paris conserve aujourd’hui avec sa librairie inchangée, rue des Ecoles. Présence africaine, revue et maison d’édition fondées à Paris en 1947 et 1949 par le Sénégalais Alioune Diop, ouvre l’exposition, avec un immense panneau des couvertures des livres des plus grands auteurs du «monde noir». En son centre, voici la photo des intellectuels et artistes noirs lors d’un congrès historique à la Sorbonne en 1956, à la tribune duquel Aimé Césaire s’écria : «Laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’Histoire !» Aujourd’hui, «Paris noir» donne un nouvel écho à cet appel : laissez entrer les artistes noirs dans l’histoire de l’art. De ces premiers échanges internationaux naîtront les festivals de Dakar, Lagos puis Alger, retours en création au continent d’origine.

Paris noir américain
Voici James Baldwin, qui avait écrit sur ce congrès, se promenant dans la capitale française avec son ami Beauford Delaney qu’il a fait venir des Etats-Unis, Paris étant aussi un lieu d’accueil pour les Noirs américains étouffés par le racisme. En vitrine, un article de Henry Miller dont Delaney avait fait le portrait, raconte le «taudis de la rue Vercingétorix devenu lieu de pèlerinage» : «On ouvre la porte du minuscule appartement et on se trouve tout de suite inondé de lumière.» A Beaubourg, ses portraits éclatent sur fond jaune -ceux de Baldwin et de la cantatrice Marian Anderson notamment. Plus loin, ce sont les balayages de Ed Clark, venu étudier rue de la Grande-Chaumière et dont on suit le compagnonnage avec Joan Mitchell. De Romare Bearden, on découvre ici la série de collages inédite sur ses années parisiennes rythmées par la musique : c’est Paris Blues.

Paris martiniquais
En lançant la revue Tropiques avec son épouse Suzanne et René Ménil, Aimé Césaire a déjà ancré la prise de conscience des écrivains et penseurs martiniquais dans le paysage artistique. En 1946, Edouard Glissant arrive à Paris ; dès lors, il rencontre les artistes de la galerie de la rue du Dragon -dont Cardenas, un des magnifiques fils rouges de l’exposition-, sur lesquels il écrit régulièrement. Et il travaille pour Le Courrier de l’Unesco -comme avant lui René Depestre, que l’on voit dans des archives filmées. En 1970, cinq ans après son retour en Martinique, Glissant organise la première exposition du grand plasticien et céramiste Victor Anicet, lui-même passé par l’Ecole des métiers d’art de Paris. Anicet sera, avec René Louise, Ernest Breleur et d’autres, l’un des fondateurs du mouvement artistique martiniquais «Fwomajé». Quant à leur compatriote Louis Laouchez, il illustre l’itinéraire de bien de ces artistes pour lesquels Paris représentera une étape avant le départ pour l’Afrique, puisqu’il enseignera en Côte d’Ivoire -ou le retour, comme Paul Ahyi au Togo ou Demas Nwoko au Nigeria qui fondent leur école dans leur pays natal.

Paris haïtien
On connaît les naïfs haïtiens de Saint-Soleil, que Malraux a fait entrer dans la grande Histoire. Mais ensuite ? Roland Dorcély, qui fut un proche de Michel Leiris et réinterprète Léda et le Cygne -car, à Paris, tous les imaginaires se croisent-, Luce Turnier, qui passa par la Grande-Chaumière et à qui l’on doit des compositions abstraites et le portrait délicat de la romancière Yanick Lahens (jeune, mais elle n’a pas changé), Henri Guédon… Jusqu’à Barbara Prezeau-Stephenson et Elodie Barthélemy, qui, aujourd’hui, rend hommage aux ancêtres marrons. Autant de plasticiens remarquables -on ne peut pas tous les citer !- dont la vitalité n’a d’égale que l’absence de reconnaissance dont ils pâtissent. Impossible de résumer ce parcours si foisonnant, jalonné par les luttes des années 1960, que disent encore les archives (La Noire de… du cinéaste Ousmane Sembène) ou par le bicentenaire de la Révolution française, que célébra Jessye Norman en chantant «La Marseillaise»… L’exposition, ouverte sur la toujours vive Présence africaine, se referme sur une autre aventure plus proche, celle de Revue noire, créée au début des années 1990, qui a cartographié l’Afrique et les Caraïbes artistiques durant des années, composant une véritable somme prisée par les collectionneurs.

Un chantier
institutionnel
En passant, on aura vu les portraits du photographe Henry Roy, précurseur avec sa démarche d’immortaliser dans un livre, en 1998, les Regards noirs, de Maryse Condé à MC Solaar. Est-ce terminé ? Non. Autour de l’exposition, Beaubourg consacre une rétrospective à la réalisatrice Sarah Maldoror, pionnière du cinéma panafricain, alors que ressort, restauré, l’un de ses plus grands films : Sambizanga (disponible en Blu-ray chez Carlotta). Et s’associe à une liste de galeries parisiennes et de lieux divers labellisés «Echos Paris noir» pour des expositions, des performances, des spectacles, ainsi qu’au guide parisien Kévi Donat, qui n’a pas attendu le Centre Pompidou pour proposer des visites de la capitale sous l’angle de ce Paris noir dont les pistes sont désormais grandes ouvertes.
Citons encore les colloques événements qui se sont tenus du 20 au 22 mars en collaboration avec le Quai Branly, le campus Condorcet et l’Ehess. Non, ce n’est pas terminé : en réalité, ce grand chantier -ouvert par des prédécesseurs dont les travaux ont silencieusement balisé ces chemins, sous forme d’expositions (depuis «Magiciens de la terre», en 1989) ou d’acquisitions ponctuelles par des musées de province-, cet engagement institutionnel ne fait que commencer…
LePoint.fr