Arts visuels – Univers onirique, mythes africains : Arnold Fokam, par-delà les eaux
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L’univers onirique de l’artiste camerounais, Arnold Fokam, plonge ses racines dans les mythes des peuples de l’eau. Autour du mythe de la Mami Wata, il explore les liens entre l’homme et son environnement. Dans le cadre des ateliers de peinture de la 10e édition des Rencontres internationales d’art contemporain de Brazzaville, l’artiste s’est essayé à la fabrication d’un masque. L’exercice vient conforter un désir d’explorer l’hybridité des formes à travers de nouvelles pratiques artistiques comme la sculpture ou la performance.Par Mame Woury THIOUBOU –
L’homme semble faire corps avec le masque qui recouvre son visage. Peu à peu, il esquisse des pas de danse qui le portent tantôt à gauche, tantôt à droite. A demi recourbé, seul le masque qu’il porte au visage est visible, prolongé par ses longues cordes tressées en bleu. Les pieds de l’homme soulèvent le sable, ses mains brassent l’air dans un mouvement harmonieux. Le temps d’une danse, il fait corps avec les esprits. Ses pas de danse, sans être ceux d’une danse rituelle, gomment la présence de l’homme et laissent place aux esprits du masque. Le temps d’une danse sur le sable blanc des bords de la rivière Djoue, l’artiste camerounais Arnold Fokam s’est effacé, ne laissant vivre en lui que cet être, mi-homme, mi-crocodile. Sur la gueule du masque, les écailles faites de petits cercles en papier recourbé, brillent au soleil. Les yeux, totalement sortis de leurs orbites, fixent le monde d’un regard plein de mystère. La gueule ouverte de la bête laisse apparaître une double rangée de dents pointues et serrées. Sur le crane, des épines pointent par dizaine. Le masque à la structure très géométrique, se dessine en lignes et en rectangles.
Arnold Fokam fait corps avec ce masque en carton, réalisé dans le cadre des ateliers de peinture de la 10e édition des Rencontres internationales d’art contemporain de Brazzaville (Riac). Quelques jours avant cette «performance» au bord de l’eau, le masque crocodile trônait sur une table, pendant que l’artiste découpait, collait et ciselait les différents éléments qui orneront son œuvre. Il avait déjà en tête cette danse mystérieuse au bord de l’eau. Arnold Fokam a choisi de reproduire un masque des Kalabari, un sous-groupe du peuple Ijo. Cette communauté côtière du Nigeria vit en symbiose avec les esprits de la nature. Lors des cérémonies festives, ces masques réapparaissent et reprennent leur symbolique de médiation entre les hommes et les esprits. Chez les Ijo, les animaux ne sont pas seulement des animaux. Ils sont investis d’esprits, souvent aquatiques. Mais ces esprits aquatiques sont aussi souvent bienfaisants. Ce peuple de pêcheurs et de chasseurs, cohabite depuis des siècles avec ces esprits des eaux. C’est sans doute ce qui a attiré l’attention de Fokam. Il le dit lui-même, il adore aborder la mythologie dans ses œuvres. Sa proximité avec le peuple Sawa à Douala au Cameroun où il vit le poussera à approfondir des recherches qui le conduiront vers ce masque qui, aujourd’hui, représente plus qu’une pièce qu’il aura fabriquée dans l’atelier de peinture des Riac 10.
Contre la société de consommation
Dans les légendes de sirènes, l’on évoque souvent la Lorelei, cette sirène assise sur un rocher et dont le chant attirait les marins vers les profondeurs. En Afrique, c’est au mythe de la Mami Wata que se réfèrent plusieurs légendes des régions ouest et centre du continent. Déesse des eaux, elle est la mère de toutes les créatures aquatiques. Sur le masque crocodile, les yeux proéminents attirent tout de suite le regard. Ils sont protubérants et sortent de leurs orbites. C’est là une des libertés prises par l’artiste en traitant ce masque traditionnel en bois du peuple Ijo. Fokam accentue ce trait pour renforcer l’expression du masque et sa force. Laissant libre cours à son inspiration, à son imaginaire peuplé d’onirisme et de rêveries, il recrée même des écailles et des épines sur son masque. Celui-ci est en carton, bois et cordes. Et pourtant, c’est pour fabriquer ce carton que des forêts entières ont été dévastées par l’homme. L’artiste dénonce ainsi la société de consommation, le capitalisme effréné qui endommage fortement les écosystèmes et plonge l’humanité dans un cycle de catastrophes encore jamais vues.
Sur les bords du Djoue, le masque imperméabilisé, résiste aux gouttes d’eau que l’artiste soulève dans la parade qu’il exécute pour s’approprier l’objet. Le masque n’est pas nouveau dans ses œuvres. Il existe déjà dans ses toiles. Sur une d’elles, le masque recouvre le visage d’une créature émergeant des flots. Sur ses épaules, elle porte un crocodile enroulé dans un linceul blanc. Seules les pattes et la queue du saurien dépassent du drap. Sur le masque qui recouvre son visage et ou ne figurent pas les épines, des algues en fleurs sont incrustés en relief et d’énormes nénuphars poussent tout autour. Cette toile, «Midnight melodia», comme d’autres œuvres de Fokam, pointe les conséquences de l’inconduite des hommes qui, à travers leur exploitation irréfléchie des ressources, déciment la planète. Ces êtres «perdus» et ensevelis dans le linceul, sont des poissons, des tortues, des crocodiles, des êtres aquatiques en somme.
Mami Wata, mère de toutes les créatures
Alors que les eaux du fleuve Congo dévalent les cataractes, l’homme et la bête se retrouvent et renouvellent ce pacte millénaire conté à travers mythes et légendes. Dans son travail artistique, Fokam s’intéresse beaucoup à l’hybridité. Des êtres comme des choses. Ses toiles évoquent ces esprits de l’eau, ces Mami Wata. Mais il laisse libre court à son imagination et à ses rêveries pour donner un visage à ces femmes. Elles sont peintes en bleu, elles sont belles tout comme la Mami Wata, réputée être une belle femme aux longs cheveux. Dans les mythes africains, elle parcourt les bars et les marchés à la recherche des proies qu’elle pourra entraîner vers la perdition. Mais Fokam, lui, la voit comme un être bénéfique et bienveillant, pour peu qu’on respecte sa nature.
Les créatures qui peuplent le monde de Fokam, émergent des profondeurs de l’eau, dans un geste d’affirmation et de revendication. Elles sont comme mues par la nécessité d’intervenir avant qu’il ne soit trop tard. Peints dans une explosion de couleurs, les êtres aquatiques de Fokam fascinent par leurs traits, mais aussi par la minutie que met l’artiste à reproduire le moindre frissonnement de l’onde autour.
L’expérience des Ateliers de peinture de la Riac 10, vient conforter un nouveau tournant dans le travail de l’artiste. De la peinture, il est passé à la sculpture. «C’est entièrement diffèrent entre peindre et faire ce masque. Là, c’est toi qui manipule la matière, qui donne du relief, du volume de la vie. Ce sont deux mondes différents», dit-il.
Réinterpréter le mythe
Dans les traditions africaines, le masque à tête de crocodile évoque souvent la pérennité. Dans l’œuvre de Fokam, il interroge les actes posés par l’homme et dont la conséquence est l’anéantissement de toute vie. Extirpé de la toile, matérialisé en carton et investi par l’artiste lui-même dans une performance au bord du fleuve, le masque s’inscrit dans l’évolution de la pratique artistique de Fokam par la conjonction de la peinture, de la sculpture et de la performance. Au-delà de cet exercice de création de masque aux Riac, Fokam compte poursuivre cette dynamique d’expérimentation de nouvelles pratiques. Et sur une toile, le masque réapparaitra.
Mais la mythologie demeure au cœur de l’acte créatif de Fokam. Et c’est un mythe qu’il se réapproprie pour en donner une nouvelle résonnance. Fokam se focalise ainsi sur cette hybridité qui caractérise la déesse des eaux que l’imaginaire local propulse au cœur des villes où elle dispense châtiments et récompenses. L’hybridité de la créature aquatique est aussi perçue comme le symbole de ce à quoi les rapports entre l’homme et les autres formes de vie autour de lui devraient ressembler. Ses œuvres montrent un univers enchanté, mais le message qu’elles donnent l’est beaucoup moins. Après une expérience de deuil, le regard de Fokam sur le monde porte toute l’urgence qu’il y a à agir. Les personnages de ses toiles portent dans des linceuls de leurs enfants morts. «Je détourne et je réinterprète ce mythe de la Mami Wata, je m’inspire de la réalité socio-économique, de mon expérience du deuil pour reconstruire une histoire qui sensibilise sur nos rapports avec l’environnement et comment nous sommes en train de détruire cet environnement». «Tuée», «Assassinée» par «ses propres enfants», Mami Wata ploie sous le poids de la tristesse. Le matricide de l’homme sur la nature demande un sursaut. Et c’est tout le message que Fokam souhaite transmettre de ce mythe. Chez les peintres surréalistes, le bleu est associé au rêve et à l’inconscient. De cette palette, Arnold Fokam tire des rêveries prémonitoires, très réels tout du moins. Son toucher délicat et sensible, sa façon de déifier la femme, en font un artiste qui ne réfute pas sa part de féminité. Les sirènes chantent pour enchanter les hommes. Mais sur les œuvres de Fokam, les sirènes pleurent !