Cet été sur la route du Fouta, j’ai pris avec moi mon exemplaire des Rhapsodies fluviales (La Cheminante, 2010), recueil de mon frère, le poète Hamidou Sall, qu’il m’avait offert et dédicacé en janvier 2011 à Paris. Un matin de la semaine dernière, sous une chaleur torride qui étouffait l’Île à Morphil, assis sur les berges du fleuve, j’ai ouvert le livre et je suis tombé par hasard sur ce passage, comme une injonction prémonitoire de lecture : «Je suis de ce fleuve dont les eaux avaient arrosé mes rêves d’enfant. Je suis de ce fleuve dont les alluvions avaient déposé, au plus profond de moi, ce limon définitivement entré dans la composition de ma chair. Sur ma route, tout au long de ce chemin intérieur qui me ramène au cœur de moi-même, j’ai toujours convoqué ma mémoire dans sa part fluviale pour la mettre au service de mes rêves et de mon identité librement multiple.»

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Ce qui m’a touché dans l’énième lecture de ce passage, c’est que cette fois je suis à Saldé au cœur du «Pays des Diallobé» brillamment décrit par le patriarche Cheikh Hamidou Kane. Cette matinée dans ce village célèbre par les figures qui y ont vu le jour et qui ont écrit parmi les plus belles pages de l’histoire politique et intellectuelle de notre pays, a quelque chose de l’éloge sans fard des nôtres et du rappel du caractère spécial du Sénégal par rapport au reste du monde. Si la lignée est partie de quelque part entre Sinthiou Diongui, Oualla et Diaranguel, elle a marqué un arrêt à Saldé et finalement y a établi demeure, y a fréquenté l’école des Blancs et y a appris cet «art de vaincre sans avoir raison».

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A Saldé, c’est avec une immense tendresse mêlée d’une grande fierté que j’ai vu les ultimes traces de la maison de Bineta Racine Alpha Kane, la Grande Royale, personnage rendue célèbre par L’aventure ambiguë. Sur le chemin du retour, on croise aussi les ruines de l’ancienne maison de fonction de Maam Aboubackry Kane, le fils cadet de la Grande Royale, ancien député et grande figure du socialisme africain, comme un rappel sur l’éternité du temps qui passe. Qu’est-ce que le souvenir que l’on n’a pas connu ? C’est certainement une manière de s’insérer pleinement dans une histoire que l’on n’a pas vécue, dans un temps qui nous est inconnu, aux côtés de personnages qui ont disparu. Qu’est-ce que la trace ? Elle relève un peu d’un palimpseste sur lequel on écrit chaque jour de nouvelles histoires afin de perpétuer un récit millénaire. Baba Lamine Hamidou Kane, dans sa paisible retraite, continue à préserver l’héritage. Il veille à l’intérieur de ce que, nous halpulaar, appelons Gallé mawdo (la Grande Maison). Neveu, fils, père, cousin, il est le gardien de notre temple peuplé d’âmes vives et de souvenirs vivaces. Il accueille, apaise et continue d’écrire le récit de la formation des futures élites dans le laboratoire des humanités qu’est Saldé, notamment au sein de l’école désormais baptisée Aboubackry Kane.

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Mais une matinée à Saldé n’est guère qu’un temps, non pas que ce village ait raconté tout ce dont il a été témoin de beau et de tragique et qui a contribué à transformer la face du Sénégal. Mais ici, à la lisière du Sénégal et de sa jumelle mauritanienne, il faut avoir l’âme peul, toujours sur la route comme dirait Kerouac. Nous sommes repassés par Ngouye, l’ancien carrefour commercial, avant de sortir par Pété que chante avec douceur Baba Aguibou Anne, la figure devenue trait-d’union, chef respecté et estimé du Kawral Aanamɓe. Nous avons enfin emprunté la Nationale, parfaitement refaite, pour dépasser Thikite, terre d’origine de la famille de Thierno Mamadou Saidou Ba, père de Thierno Amadou Tidiane Ba, le soufi de Madina Gounas, avant de nous arrêter à Sinthiou Diongui et y refaire siège.

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Nos ancêtres sont partis de ce petit village coincé entre Mboumba la fière et Pété la coquette, pour essaimer, allumer partout le «Dudal», transmettre la Parole divine dans tout le Fouta comme l’avait demandé El Hadj Omar Tall. C’est ainsi que nous avons constitué une lignée de savants musulmans et d’intellectuels en français à l’aise sur les savoirs du monde sensible mais aussi dans ceux du monde des ombres. Car, comme le rappelle Hamidou Sall dans ses Rhapsodies : «L’embouchure du fleuve ouvre sur un double cycle cosmique. C’est le lieu de l’ouverture vers un vaste ailleurs civilisationnel».

Ce beau pays, qui s’étire entre le Walo et le Diéry, porte la marque d’une trace historique imbibée de foi en Dieu, de culte du travail de la terre, d’expression de tous les savoirs, d’ouverture envers tous les autres ailleurs et de confiance en la sacralité du lignage. Bientôt j’évoquerai les sagesses anciennes sur lesquelles cette lignée futanké a bâti toute son histoire, lui permettant de s’agrandir chaque jour et de partager nos valeurs.

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Les mariages qui ont charrié des branches innombrables et des homonymies massives ont agrandi ce clan dont les traces sont visibles à Podor, à Matam, dans tous les coins du Sénégal et même au-delà de nos frontières. Mais l’union sacrée tient grâce à la foi, aux valeurs de pudeur, de décence et grâce à ces deux socles que Kaaw Cheikh Fadel Dia décrit bien dans son dernier ouvrage La vie était lente et tendre (Présence Africaine, 2022) : la solidarité familiale et le droit d’aînesse. Il s’agit d’une poésie du vivre-ensemble qui rend si belle la relation dans le pays futanké. Et tant que ces valeurs sacrées seront préservées et enrichies par les générations de Yirlaabé, la prière de leur sage ancêtre ne cessera jamais de guider leurs pas et d’éclairer leur chemin. (A suivre…)


Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn