Le séjour au Fouta touche à sa fin. Il faut reprendre la route et j’aurai avec moi, en voiture, la mémoire de la famille, qui doit aller présenter ses condoléances à Saint-Louis avant de revenir à Sinthiou Diongui pour la célébration du mariage de tokara baba. Tout au long du trajet, Baba Amadou Sidy me conte l’histoire de la famille, ses liens avec les autres clans, ses déplacements à différents lieux autour du fleuve, les mariages et autres relations qui ont forgé cette fratrie solide dont les fils, même s’ils sont désormais disséminés aux quatre coins du monde, n’oublient jamais que leurs racines sont plantées sur les rives du fleuve.

Au pays des Diallobé (Première partie)

Curiosité qui n’en est pas vraiment une : mon oncle est mauritanien de nationalité. Il y est né, y vit et y mourra m’assure-t-il. Son serment me fit penser à celui d’un autre éminent fils du Fouta, Tafsirou Djigo, deux jours avant sa mort dans des conditions affreuses dans les geôles de Oualata : «Mami maay komi juulɗo, komi Fuutaŋke, komi Flam» (Je mourrai musulman, je mourrai futanke, je mourrai Flam.) Evidemment, comme disent nos parents : le sang ne ment pas.
Mon oncle est futanke. Il vit à Abdallah Diery en Mauritanie qui fait face à Abdallah Walo, sa sœur jumelle sénégalaise. Le même peuple, les mêmes sensibilités, les mêmes émotions et les mêmes valeurs ancrées qui se voient ainsi répartis entre deux territoires administrativement distincts mais unis par les liens du cours d’eau précieux. Baba Amadou Sidy est passionnant dans sa manière de raconter les épopées de El Hadj Oumar, de Thierno Mamadou Saidou et des guerriers qui ont affronté les colons. Il connaît également du bout des doigts l’histoire de notre famille, ses embranchements, ses alliances dans le temps et ses figures les moins connues, ses personnages très tôt disparus et dont le souvenir s’est effacé pour beaucoup face à la machine broyeuse du temps. Il a toujours par devers lui ses puces téléphoniques sénégalaise et mauritanienne, car il ne sait pas le matin si, le soir venu, il dormira sur l’une ou l’autre des deux rives. Il est partout chez lui, et le fleuve pour lui n’est guère une frontière mais un trait d’union reliant ses deux sanctuaires et scellant une destinée commune, celle des différentes nuances du peuple de l’eau.

Au pays des Diallobé (Deuxième partie)

Nous avons évoqué l’ordre de la fratrie de Baba Racky Anne que je ne maîtrisais pas, l’enrôlement dans l’armée de deux de ses enfants, Hamidou Baba et Saidou Baba, le fameux pèlerinage à La Mecque de l’un, d’où son titre d’Alaji qu’il garde toujours des décennies après sa mort, et du respect scrupuleux du droit d’aînesse dans cette famille dont nous avons tous hérité. Il n’a pas lu le livre de Kaaw Cheikh Fadel Dia, La vie était lente et tendre, dont un des aspects récurrents est la sacralité de la hiérarchie dans le clan.

Parmi les valeurs soigneusement préservées, l’écrivain rappelle celles-ci : «Le respect scrupuleux du droit d’aînesse et la solidarité lignagère sans faille.» Tout peut un jour disparaître car telle est la promesse du temps long et aussi sous la pression de ce que certains appellent la modernité, tentant de rendre désuet l’héritage de milliers d’années sur lequel a été bâtie une esthétique du vivre-ensemble dans la paix et la concorde. D’ailleurs, tous les procès en anachronisme sous ce rapport me font souvent sourire, car comme le dit l’ancien Premier ministre français, Bernard Cazeneuve, si être gardien d’un héritage fécond en justice et progrès et rester attaché aux valeurs d’un monde d’hier comme un fleuve reste fidèle à sa source, c’est être démodé, alors «il faut assumer» être démodé.

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Les ancêtres ont disparu laissant persister les souvenirs de leurs œuvres. Nos parents ont tenu la flamme de la foi en Dieu et en la dignité que confère l’éducation qu’ils transmettent progressivement.

C’est en gardiens fidèles et précieux du legs que nous préservons le lien sacré entre nos ancêtres et nous. Les moteurs de ce lien demeurent présents et visibles et transmissibles. Dans sa préface du livre de Kaaw Cheikh Fadel, Maam Abdoulaye Elimane Kane rappelle «les deux lois qui gouvernent la vie de ce microcosme : le primat de l’affection et le principe régulateur du droit d’aînesse». Et pour ce dernier, dans le récit, les exemples foisonnent, pour montrer en quoi il structure presque la vie de ce groupe social futanke. Même ses fils les plus instruits, même les plus nantis parmi eux, même ceux-là qui exercent les plus hautes fonctions politiques n’imaginent pas transgresser cette règle. Kaaw Cheikh Fadel le montre à travers deux exemples dans son livre : l’altercation entre Mariame Cheikh et Daha Cheikh au sujet de Thierno Ass Wane, petit-fils de la première et celle entre la mère de l’auteur et son oncle Fadel Kane, figure politique et administrative qui s’imposait à tous sauf à sa grande sœur analphabète et mère au foyer.

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Pour expliquer au lecteur non averti cette réalité qui consacre la supériorité du droit d’aînesse aux normes sociales extérieures et aux responsabilités publiques, l’auteur souligne dans ce clan, «le respect scrupuleux du droit d’aînesse et la manifestation d’une affection sans réserve y constituaient plus qu’une culture, c’est un élément constitutif de notre éducation, c’est comme j’ai osé la formule une forme de civilisation en matière de relation familiale».

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J’ai déposé Baba Amadou Sidy à la maison mortuaire située dans le quartier populaire de Pikine à Saint-Louis. Il y fera ce que nous nous acharnons à faire depuis des siècles : perpétuer les liens de solidarité familiale et être aux côtés des nôtres dans les moments de joie comme de peine. La tendresse sincère et l’affection désintéressée deviennent rares. Elles demeurent néanmoins auprès d’hommes et de femmes qui chérissent un temps ancien, un temps parfois qu’ils n’ont pas connu mais dont ils sauvegardent et transmettent les valeurs. Elles résistent également dans le cœur de ceux-là qui ont baigné dans le fleuve et ont été en contact avec son limon fertilisant en valeurs, en décence et en dignité.
Sur un air de Baba Maal, la voix de notre peuple, j’ai repris la route pour clore un temps cette aventure au Pays des Diallobé.

Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn