BALISES – Carlos Ghosn, Dominique Strauss-Kahn et l’Etat de droit

«Selon que vous soyez riche ou misérable, les jugements de la Cour vous rendront blanc ou noir.» Toute la philosophie et l’esprit de l’Etat de droit se trouvent résumés dans fable de la Fontaine. Carlos Ghosn était l’un des hommes les plus puissants et les plus populaires du Japon. Il était tellement populaire qu’il avait son personnage de Manga. Depuis le 19 novembre, celui qui était tellement puissant que les Japonais l’appelaient le «Shogun» croupit dans une prison comme un vulgaire détenu. Un puissant traité comme le plus misérable de tous les détenus. Il n’a droit qu’à un seul bol de riz comme tout le monde. Sans aucun privilège. Ghosn, c’est une belle preuve de l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Ce règne impersonnel de la loi qui est le maillon faible de notre système. Dominique Strauss-Kahn, l’ancien président du Fmi, était l’un des hommes les plus puissants du monde. Le règne impersonnel de la loi l’a fait tomber de son piédestal suite à une plainte d’une employée d’hôtel. Naturellement, les cas Ghosn et Strauss-Kahn sont impensables chez nous où plus on est puissant ou célèbre, plus on croit avoir droit à des privilèges de juridiction. Privilège de juridiction pour les pouvoirs en place et présomption de culpabilité pour les opposants. Cette dialectique est telle que toutes les décisions de justice concernant les politiques sont frappées de suspicion. Une suspicion souvent légitime, même quand le droit est dit. On le voit dans le parrainage et la grande offensive de communication lancée par les sages du Conseil constitutionnel. Rien que le prestige lié à la fonction de gardiens de la Constitution devrait conférer au Conseil une telle autorité que les sages devraient se dispenser de com’ comme une entreprise. Les sages, conscients de cette suspicion légitime, ont préféré sous-traiter la vérification des parrainages à la société civile. Dans le même ordre d’idées, quelle que soit la décision du Conseil constitutionnel, sur les candidatures de Khalifa Sall ou de Karim Wade, elle va susciter une suspicion légitime, parce que depuis les affaires du «flagrant délit continu», celles de Ndindi et Ndoulo, les chantiers de Thiès, les affaires Karim Wade et Khalifa Sall, l’opinion est convaincue que les juges écrivent «sous la dictée de l’Exécutif». L’Etat de droit est un prérequis de l’émergence et on ne saurait parler d’Etat de droit dans un système où toutes les décisions des hautes juridictions sont frappées de suspicion légitime. La justice est le maillon faible de notre système et ce combat de re-crédibiliser la justice doit avant tout être celui des juges, comme le combat pour la liberté de presse a été avant tout celui des journalistes. Dans ce grand combat qui attend les magistrats, il faut qu’ils s’arment de la sagesse profonde du fondateur du journal Le Monde, Hubert Beuve-Mery, qui avait fait mettre comme devise du journal : «Il ne faut pas laisser nos moyens de vivre compromettre nos raisons de vivre.» La raison de vivre d’un magistrat est son serment qui doit primer sur les moyens de vivre, «la carrière et les privilèges», qui lui sont attachés.
La transhumance intellectuelle
La transhumance intellectuelle est aussi vieille que celle politique. Dans les années 80, le Président Abdou Diouf, pour donner du contenu et du sens à son multipartisme intégral et le sursaut national, a recruté beaucoup d’intellectuels de gauche. D’ailleurs, le Ps s’est toujours fait une cure de jouvence intellectuelle en recrutant des intellos de gauche (Babacar Sine, Assane Diagne, Abdoulaye Elimane Kane…). La transhumance intellectuelle résulte d’une fascination réciproque entre le monde du pouvoir et celui du savoir. Nos voisins maliens disent «qu’entre la colline du pouvoir (le Palais de Koulouba) et celle du savoir, il y a l’immense vallée de l’ignorance». Chez nous, à chaque alternance, des intellos quittent leur colline, traversent la vallée pour se retrouver au sommet de l’autre colline, pour être des «intellectuels organiques d’Etat». Cette fascination réciproque s’explique par le fait que les hommes de pouvoir ont toujours un grand respect pour l’autorité du savoir, alors que les intellos sont aveuglés par les lambris dorés du pouvoir. Même le grand Machiavel a franchi le Rubicon, sans parler de l’immense Victor Hugo qui a été sénateur. Cette fascination réciproque est dans le face-à-face entre Napoléon et Goethe le 2 octobre 1808 à Erfurt, en Allemagne, où l’empereur, au lieu de parler politique comme le pensait Goethe, préféra discuter longuement avec lui de son livre Les malheurs du jeune Werther qu’il avait lu avant de lui faire envoyer la légion d’honneur le lendemain. Faut-il s’inquiéter de la transhumance intellectuelle au Sénégal ? Non, car le système démocratique génère toujours des anticorps pour empêcher l’uniformité politique ou intellectuelle. Une opposition politique et des intellectuels critiques sont consubstantiels à la démocratie. Là aussi, il y a un primat du système sur les acteurs.