Dans l’écriture de son chef-d’œuvre, Ainsi parlait Zarathoustra, le Grand Friedrich Nietzche a eu pour sources les Alpes suisses. C’est dans la vallée suisse de l’Engadine, entre la blancheur immaculée des montagnes enneigées et les eaux pures des lacs, que le philosophe allemand a atteint le summum de sa pensée, de son inspiration, suspendu au sommet de sa montagne de 1 800 mètres d’altitude, afin de s’exiler du monde tourmenté par la révolution industrielle et se confiner avec Zarathoustra. «Je ne me retrouve moi-même que quand je suis à Rome.» C’est ainsi qu’un autre grand penseur allemand, Goethe, conclut son voyage en Italie, la terre de l’Antique, dont la visite était presque obligatoire pour tous les bourgeois gentilshommes de l’époque et les hommes férus de culture qui, à l’époque, était synonyme de celle de l’antiquité.
Plus tard, le «voyage en Orient» sera aussi un must après le tour d’Italie et un détour à Athènes immortalisé par le fameux Lord Byron. Ces «voyages en Orient» nous ont valu des chefs-d’œuvre littéraires sous les plumes de Gérard de Nerval, de Gustave Flaubert et de Alphonse de Lamartine.
A l’instar de Goethe qui n’était lui-même qu’à Rome, je ne me sens moi qu’en Casamance, sur la plage de Cabrousse qui sépare deux immensités colorées. Le bleu de l’océan et le vert de la forêt. Les plages du Cap Skirring et de Cabrousse, qui sont une sorte de zone tampon entre la forêt et l’océan, sont probablement parmi les plus belles entre Tanger et le Cap où sur la plupart d’entre elles le béton a remplacé la nature. Comme à l’époque de Goethe ou de Chateaubriand, où le voyage en Italie était une étape obligatoire dans l’initiation de jeunes esprits à l’antiquité et à la Renaissance, celui de la Casamance doit l’être pour nous, parce que ce terroir a su sauvegarder une certaine authenticité, une sorte d’antiquité africaine qui permet de comprendre la décision de André Malraux de se rendre à Oussouye en marge du Festival mondial des arts nègres de 1966, pour aller entamer un dialogue de culture et de civilisation avec la reine Sibeth de Siganar, une incarnation de l’enracinement dans un monde qui allait de plus en plus être poussé à l’ouverture.
Ce voyage en Casamance permettrait surtout de comprendre l’absurdité de ce conflit qui déchire ce paradis depuis si longtemps, mais aussi et surtout de rencontrer le Sénégal de demain, un Sénégal pluriel, mais indivisible. Quand on fait le voyage en Casamance, le contact des villageois et la réalité du terrain permettent rapidement de comprendre comment l’Armée a gagné une guerre que le Mfdc était condamné à perdre.
Ce conflit a généré beaucoup de rentiers de la tension sur le plan national et beaucoup d’experts internationaux, mais la meilleure analyse vient de Paul Diédhiou, qui est d’une clarté brutale quand il écrit : «Le conflit de Casamance déborde les sociétés villageoises joola qui sont des entités indépendantes les unes des autres, avec des rites différents d’un village à un autre. Il oppose un Etat et une partie de ses citoyens contestant sa légitimité en Casamance : ce ne sont pas les fétiches qui ont ressuscité le Mfdc dans les années 80 et la bataille engagée par Diamacoune relève de la modernité et non d’une tradition qui fait l’objet d’une manipulation de sa part et de la part du pouvoir. Ce ne sont pas non plus les notables traditionnels (terme fourre-tout qu’utilisent les acteurs du conflit) qui ont avancé l’argument selon lequel la Casamance est avec le Sénégal et pas dans le Sénégal. La Casamance dont parle Diamacoune est méconnue de ces chefs traditionnels qui, étant analphabètes pour la plupart, ignorent à la fois les enjeux autour de ‘’la lutte de libération’’ et les limites géographiques.» Cette vérité profonde de Paul Diédhiou est à la page 263 du livre Le Sénégal sous Abdoulaye Wade – Le Sopi à l’épreuve du pouvoir, Cres Karthala, sous la direction de Momar Coumba Diop.
En Casamance, l’Armée a gagné la guerre contre les entrepreneurs identitaires qui «ont ressuscité le Mfdc», pour citer Paul Diédhiou, mais qui ont surtout travesti et détourné son combat originel et, en attendant que les politiques gagnent la paix, les populations et les villageois ont fermé la page du conflit absurde qu’on leur a imposé pendant si longtemps.