L’édition 2024 de la Berlinale s’ouvre ce jeudi 15 février au soir dans la capitale allemande. Elle s’annonce agitée et l’actrice mexicano-kényane, Lupita Nyong’o, sera le symbole de la force tranquille. Première personne noire à occuper ce poste prestigieux de président du jury, elle décernera l’Ours d’or et représentera aussi l’ouverture et l’engagement politique de l’un des plus importants festivals de cinéma au monde.

Small Thinks Like These, c’est le nom du très attendu film d’ouverture de cette 74e Berlinale. Réalisé par le belge Tim Mielants et interprété par Cillian Murphy (Oppenheimer), le long métrage raconte le scandale du destin tragique de milliers de femmes «déchues» en Irlande, condamnées au travail forcé par l’Eglise catholique. Depuis toujours, la Berlinale en Allemagne s’affiche comme un festival politique et l’emblème d’un cinéma engagé. Or, cette année, la politique s’invite malgré elle. Et au milieu d’un cocktail qui s’annonce hautement explosif, la star mexicano-kényane, Lupita Nyong’o, présidente du jury, est censée regarder, avec un œil professionnel et sans se laisser influencer par des circonstances extérieures, les films en compétition.

La Berlinale 2024 : une flopée de stars et des turbulences
D’abord, il y a eu la révélation de l’invitation envoyée à cinq politiques d’Alternative für Deutschland (Afd) qui a mis le feu aux poudres. Dans un pays secoué par la forte progression du parti d’Extrême-droite dont certains membres avaient récemment revendiqué l’expulsion massive d’étrangers, des centaines de milliers d’Alle­mands sont descendus dans la rue pour manifester contre les idées d’Extrême-droite et l’antisémitisme. Après une mobilisation du milieu culturel allemand, la Berlinale a alors désinvité au dernier moment les élus de l’Afd. En même temps, la Berlinale craignait de devenir victime d’une campagne lancée par des artistes (dont le Prix Nobel de littérature Annie Ernaux) appelant à boycotter les institutions culturelles allemandes, accusées d’une position trop pro-israélienne et de ne pas donner suffisamment la parole aux voix palestiniennes concernant la guerre dans la bande de Gaza. Puis le codirecteur du festival, Carlo Chatrian, a annoncé partir après l’édition 2024, affirmant auprès du journal Le Monde que «(s)on autonomie en tant que programmateur n’était plus garantie». C’est donc au milieu de toutes ces turbulences que Lupita Nyong’o prend ses fonctions. Et malgré une flopée de stars, de l’actrice Rooney Mara, en passant par la légende Martin Scorsese, jusqu’au réalisateur Hong Sang-soo et son actrice Isabelle Huppert ou l’acteur Omar Sy, on pourrait presque parier qu’elle sera l’une des plus en vue. Cependant, en tant que présidente du jury, elle doit garder son calme et rendre à la fin son verdict sur les films en compétition en toute sérénité.

Lupita Nyong’o : naissance au Mexique, enfance au Ken­ya, carrière aux Etats-Unis
Une chose est sûre, chaque apparition de l’actrice oscarisée et célèbre dans le monde entier grâce à ses rôles dans des blockbusters, se transforme en évènement. La star mexicano-kényane, désignée dans le passé à plusieurs reprises «plus belle femme du monde» par des magazines et en 2020 par Forbes «parmi les 50 femmes les plus puissantes d’Afrique», incarne le glamour, le cosmopolitisme et la popularité. Parce que son père était à l’époque professeur invité à Mexico, elle est née au Mexique, le 1er mars 1983, dans une famille de six enfants. Lupita, son premier prénom d’origine espagnole, est un diminutif de Guadalupe. Revenue au Kenya, où son père était sénateur et sa mère une des directrices de la Fondation africaine du cancer, elle se passionne tôt pour le théâtre et obtient, à sa grande surprise, à l’âge de 14 ans, le rôle-titre dans Roméo et Juliette au Théâtre national du Kenya. Sa vocation pour le cinéma s’est imposée quand elle a vu La couleur pourpre de Steven Spielberg avec Whoopi Goldberg : «C’était la première fois que je voyais quelqu’un comme moi à l’écran», a-t-elle fait savoir au journal The Daily Telegraph.

«12 Years A Slave», «Black Panther», «Star Wars»…
Elle poursuit ses études aux Etats-Unis dont une maîtrise en arts à la Yale School of Drama, et réalise en 2008 son premier film, In My Genes, un documentaire sur la vie difficile des albinos, considérés au Kenya comme des sor­ciers. Quand elle fait en 2012 le casting pour 12 Years A Slave, Steve McQueen a un coup de foudre pour son allure si naturelle et innocente, et l’engage pour le rôle d’une esclave martyrisée, Patsey. La suite est connue. Avec son Oscar pour la Meilleure actrice dans un second rôle, elle devient aussi la première actrice mexicaine et kenyane à obtenir un Oscar. Après, cette femme qui parle cinq langues, le luo, l’anglais, l’espagnol, le swahili et l’italien, sera Nakia, la guerrière courageuse de Black Panther, et incarnera le personnage de Maz Kanata dans plusieurs volets de la saga Star Wars, sans oublier sa voix unique prêtée pour le personnage de Raksha dans Le Livre de la jungle.

A l’image d’un Spike Lee, devenu en 2021 le premier cinéaste noir président du jury du Festival de Cannes, Lupita Nyong’o sera donc la première personne noire à occuper cette fonction prestigieuse à la Berlinale. Elle aura à trancher parmi 20 films en lice pour l’Ours d’or dont plusieurs réalisateurs ont des liens forts avec le continent africain. Le cinéaste mauritanien, Abderrahmane Sissako, présentera, neuf ans après Timbuktu, une histoire de cœur située dans la communauté africaine de Can­ton, Black Tea. La réalisatrice canado-tunisienne, Meryam Joobeur, sera en lice avec Là d’où l’on vient, récit d’une mère bousculée par le départ de ses deux fils aînés pour le jihad islamique. Et la Franco-Sénégalaise, Mati Diop, a été sélectionnée pour un documentaire sur l’épineuse question de la restitution des trésors royaux d’Abomey au Bénin, Le Retour. D’une certaine façon, Lupita Nyong’o pourrait s’identifier aussi avec la nouvelle œuvre du Français Bruno Dumont, L’Empire, présentée comme un «Star Wars» version ch’ti.

Les éléphants et le cinéma en Afrique
Lupita Nyong’o incarne la confiance d’une nouvelle génération apportant ses petites pierres à l’édifice d’un cinéma renouvelé. Même au mouvement #MeToo, elle a apporté sa contribution. En 2017, elle avait déclaré auprès du New York Times avoir subi à deux reprises des harcèlements sexuels de la part d’un certain Harvey Weinstein… Surtout, Lupita Nyong’o n’oublie pas l’Afrique. Et elle s’engage aussi bien pour la protection des éléphants au Kenya que pour le cinéma en Afrique. Certes, le Covid a eu raison de son projet d’une mini-série autour du livre culte Ame­ricanah de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, mais, récemment, elle a apporté une aide précieuse à la production de Goodbye Julia du réalisateur souda­nais Mo­hamed Kordofani.

En juin, sortira dans les salles son nouveau film Sans un bruit : jour 1, une apocalypse réalisée par Michael Sarnoski. En attendant, Lupita Nyong’o peut faire preuve de son sens de la justice et de sa combativité à la Berlinale en tant que présidente du jury qui remettra le 25 février l’Ours d’or.
Rfi