Blues antillais : «Nanm Kann», la dernière aventure musicale de Jacob Desvarieux

Sans ses acolytes de Kassav’ mais accompagné par une poignée d’instrumentistes de haut niveau, le guitariste et chanteur antillais Jacob Desvarieux s’était lancé, avant son récent décès, dans un projet à haute teneur musicale. «Nanm Kann», ou comment aborder le zouk sous un angle entre blues et jazz.
jours avant d’entrer à l’hôpital des Abymes où le Covid-19 l’a emporté le 30 juillet dernier, Jacob Desvarieux s’était produit en Guadeloupe et en Martinique. Pour ces concerts qui a posteriori, revêtent forcément une dimension particulière, organisés dans des lieux relativement intimistes et en tout cas loin des foules drainées par Kassav’, le guitariste de 66 ans avait voulu partager un concept musical qui lui tenait à cœur : Nanm kann, ou «l’âme de la canne» en créole, est une réponse antillaise au blues américain, avec en arrière-plan un parallèle entre les champs de coton du Sud des Etats-Unis et ceux de canne à sucre sur les îles sous domination française. Il y a 22 ans, celui qui incarne le zouk à l’échelle internationale, avait déjà commencé à montrer des velléités similaires sur son album personnel Euphrasine’s blues, intitulé ainsi en référence à l’une de ses aïeuls. A travers Nanm Kann, il a voulu prolonger la démarche, lui trouver son aboutissement musical.
Un espace de liberté
«Il a travaillé jour et nuit dessus, et je pèse mes mots», se souvient la choriste Jerryka Jacques-Gustave, présente du début à la fin du projet. «Pour lui, c’était une aventure. Avec Kassav’, tout était acquis, alors que là, chaque jour, c’était une découverte. On avait une trame, mais dans le jazz et le blues, on ne joue pas les mêmes notes tous les soirs», poursuit celle qui a accompagné entre autres Johnny Hallyday en live. Cet espace de liberté qu’affectionnent les musiciens chevronnés dont s’entoure Jacob Desvarieux, apparaît dès la première représentation en mars 2018 –il y en aura au total une vingtaine en trois ans– dans le cadre du festival Banlieues bleues en région parisienne. Au fil du temps et des équipes, montées en fonction des disponibilités de chacun, le propos s’est enrichi, le répertoire élargi.
L’enregistrement réalisé en décembre 2018 à Pointe-à-Pitre, aujourd’hui matérialisé sous la forme d’un double album, n’est pas seulement un témoignage mais quasiment une leçon, avec ces moments magiques capturés sur le vif. 138 minutes «mémorables», «de la dentelle de Calais», considère Jerryka Jacques-Gustave. «On s’est tous étonnés les uns et les autres», se remémore-t-elle. Ce soir-là, ils sont six sur scène, dont le pianiste antillais, Mario Canongeet, le saxophoniste haïtien, Jowee Omicil, qui se souvient de la consigne donnée par le patron : «Sois toi-même.» Il ne lui en fallait pas plus pour exprimer sa créativité sans limites… Au menu, essentiellement les anciens morceaux composés ou joués au cours de sa carrière par le cofondateur de Kassav’, écrits parfois par ses complices (Dominik Coco, Jocelyne Béroard). Une poignée seulement figurait sur Euphrasine’s blues, comme African Music qui est à l’origine un reggae du Trinidadien Bill Thomas (passé par le groupe Grammacks).
Jazz, blues et zouk
Pour revisiter cette matière première, Jacob Desvarieux avait différentes approches : «Soit il gardait la structure et il brodait autour avec du jazz et du blues, soit il faisait juste la première partie en zouk et le reste en jazz, soit au contraire il commençait en jazz blues et terminait en version Kassav’», précise encore la Martiniquaise Jerryka Jacques-Gustave.
Dans le cadre du Mémorial ACTe, aussi appelé Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage et installé sur le site d’une ancienne usine sucrière, le guitariste ne manque pas de convoquer l’histoire douloureuse des Antilles en s’adressant longuement au public en intro de I Ja Lè, sur un ton décalé qu’il veut « moins sordide » que la réalité. «On ne fait pas de politique», conclut-il, avant tout de même d’ajouter : «Un jour ou l’autre, on aura droit à des excuses.» Une lueur d’espoir, au-delà des notes de musique.
Rfi