Tivaouane demeure cette cité de la foi où l’on célèbre la science. Les hommages constamment rendus à Serigne Mansour Sy ne sont point le fait d’une quelconque tradition de commémoration, mais un acte éloquent de revivification de la mission éducative, d’enseignement et d’élévation spirituelle que s’était fixée celui qui était finalement plus connu sous le nom de Borom Daaraji.
Ce fin lettré tant évoqué sous l’aspect qui colle le plus à sa personnalité à travers l’éducation, la transmission du savoir et du savoir-être par la Tarbiyya propre à la Tijâniyya, est l’une des marques de fabrique d’une école de Tivaouane dans laquelle il fit ses armes et à laquelle il a, sa vie durant, rendu brillamment de ce qu’elle en reçut à profusion.
Originalité du propos et justesse de l’expression
Dans cette école de Tivaouane où, très tôt, les apprenants étaient initiés aux finesses de la balâgha (rhétorique), ce que l’auteur du célèbre Laâmiyat al-Ajam appelait «açâlatou Ra’yi», l’originalité du propos et de l’idée, était certes la chose la mieux partagée. En témoignent, encore, les érudits et Muqaddam qu’elle a produits et qui en perpétuent la tradition.
D’ailleurs, comment pouvait-il en être autrement dans cette ambiance d’après-Ndiarndé (Séminaire de El Hadji Malick Sy) qui a vu l’éclosion des talents les plus divers dans cette école de Tivaouane où Serigne Mansour baignait dans l’ambiance du savoir recherché entre les chaires de Serigne Moussa Niang, Serigne Chaybatou, et Serigne Alioune Guèye, parmi tant d’autres érudits et sachants ?
Source de savoir, interconnexion des références
L’exégète inimitable du Khilâçu Zahab (L’or décanté), chef d’œuvre de Cheikh El Hadji Malick Sy, a été l’homme d’une érudition qui pouvait impressionner plus d’un si l’on sait qu’à l’image de nombreux Muqaddam de Tivaouane, le Recteur indiscutable de l’Université du «haut lieu de la droiture» -mahallu istiqâma- comme dit Cheikh El Hadji Mansour, n’est jamais sorti du Sénégal pour étudier dans une quelconque université du monde arabo-musulman.
Mais lorsque Serigne Mansour Sy plongeait son auditoire dans ces moments d’interconnexion des références classiques, naviguant entre le Qâmûs, les Wafayât de Ibn Khallikan et les incontournables de l’historiographie médiévale tels que Murûj Zahab de Al-Mas’ûdî, Kâmil fi-t-Târîkh de Ibn al-Athîr, émergeait le génie d’un classique non sans originalité dans son approche du patrimoine littéraire et sa maîtrise des divers savoirs islamiques.
C’est même à se demander si tous les auditeurs de cette Université ouverte ou «populaire» comme disait Marty du temps de Cheikh El Hadji Malick, avaient le privilège de pénétrer avec toute la subtilité requise, cet univers hautement académique au sens d’une référentialité plus qu’étonnante. En fait, Serigne Mansour Sy prenait le soin, en toute honnêteté intellectuelle, de citer ses sources, les confrontait, les hiérarchisait, tout en laissant aux apprenants le choix des versions et interprétations.
«Munâzara» à Tivaouane ou le dialogue continu des sachants
En réalité, Serigne Mansour Sy était très au fait des procédés de l’art de la Munâzara inauguré par érudits et philosophes de la Baytoul Hikma (Maison de la Sagesse) au temps des Abbassides de Baghdad comme de Koufa.
Et même s’il n’était point aisé de se mettre dans les dispositions intellectuelles requises pour comprendre les énoncés d’un maître hors pair de la rhétorique et de la prosodie (arûd), en enseignant averti des nécessités de son art, Serigne Mansour avait le sens de la pédagogie différenciée. On ne peut sortir bredouille des assises du savoir qu’étaient les assemblées et cérémonies religieuses qu’il menait de main de maître.`
Quiconque, selon son niveau d’entendement et de conception, pouvait s’abreuver de ce puits de science débordant de générosité dans son savoir comme, d’ailleurs, son avoir. C’était une générosité d’âme.
Il était dans cette constance au service d’un sacerdoce selon lequel l’école et la mission éducative de Maodo devraient demeurer des priorités distinctives de cette Hadra, et une profonde conviction que le flambeau de l’excellence spirituelle, adossée à la himma (volonté ou détermination), nourrie de l’intelligence des contextes. Même de son vivant, Serigne Mansour Sy était dans une continuelle célébration du savoir. C’est certainement cet aspect de sa vie qui dominera tous les autres au point qu’il garde, éternellement, le titre bien mérité de Borom Daaraji.
Serigne Cheikh Tidiane Sy Al-Maktoum : une pensée futuriste dans un monde en crise
Il n’est de personnalité tant citée par les Sénégalais, que ce soit en matière religieuse ou sociopolitique, que Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy, disparu en mars 2017. Si pour Chateaubriand on parlait de «Mémoires d’Outre-tombe», pour le cas d’Al-Maktoum, comme on l’appelait, pourrait lui valoir le titre de penseur prospectif s’exprimant, encore, après sa mort sur les sujets les plus divers.
En tout cas, bien au-delà du cercle de ses disciples et de la Tijâniyya, il est, encore aujourd’hui, constamment convoqué sur les sujets les plus actuels. Il doit ce statut de penseur défiant le temps, entre autres, à sa vivacité d’esprit et surtout son courage intellectuel faisant défaut aujourd’hui aux plus illustres universitaires de son pays sous le poids des conformismes négateurs de progrès.
Une critique sociale menée par un chantre de l’universalité
Très tôt, Serigne Cheikh Tidiane Sy s’est imposé comme l’un de ces rares conférenciers qui analysaient et critiquaient, au besoin, les particularismes de sa propre société à l’aune des exigences de l’universel.
En fait, pour Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy, l’islam a légué son patrimoine scientifique et éthique à toutes les cultures et civilisations pour qu’elles puissent s’interférer, se soutenir et se renouveler sous la supervision de ce message de grande qualité. Il soutient, d’ailleurs, que sous le prisme de l’Unicité de Dieu, l’islam ne voit que l’Unité de l’Humanité.
Cette égalité de condition n’est remise en cause que de manière temporaire et alternée par les vicissitudes de l’Histoire qui, à tour de rôle, distribuent puissance et décadence «Wa Tilkal Ayyâmu nudâwiluhâ bayna Nâsi».
Il ne manquera pas, toutefois, de rappeler que malgré l’ingéniosité des concepteurs des systèmes les plus sophistiqués, cette marche du monde n’a jamais pu échapper à la volonté du Sage Savant (Al-‘Alîmul Hakîm).
Dans son «Al-Islâm fi-s-sinighâl (Islam au Sénégal)», Serigne Cheikh citera l’auteur de l’Evolution de l’islam (C-Levy, 1960), Raymond Charles, commentant l’orientaliste français, Louis Gardet, qui rappelait qu’il devenait urgent que l’Occident revînt aux valeurs spirituelles et religieuses, en plus de son rôle scientifique ; ces valeurs sans lesquelles il retombera, sans doute, dans une forme de non-sens et d’absurde malgré ses conquêtes et explorations.
A l’assaut des philosophies de la décadence
A cette époque précise, Serigne Cheikh exprimait une intacte espérance de voir, un jour, les civilisations jouer leur véritable rôle, en construisant plus qu’elles ne détruisent, et comprendre le mouvement de libération des pays et peuples dominés, ainsi que l’affranchissement des «damnés de la terre» comme l’une des plus sages leçons de l’Histoire sur le caractère passager de toutes les dominations.
Il espérait, comme il le disait, que ces civilisations accueillissent les donnes changeantes de l’Histoire et les grands évènements des temps nouveaux en les intégrant et en les admettant de manière positive.
Hélas, avertissait Al-Maktoum, cela n’était possible que dans un état d’esprit où ne devrait pas dominer ce qu’il appelle une certaine «philosophie de la décadence».
Un universalisme critique et avant-gardiste
A vrai dire, c’est la manière dont il décrit les effets d’une telle philosophie qui imprime à la pensée de Serigne Cheikh, toute sa dimension universelle et avant-gardiste pour son époque.
En réalité, il nous peignait le contexte d’un monde contemporain où, tel qu’il le disait dans les années 60, «les plus riches du globe assaillent les pauvres et thésaurisent leurs avoirs au détriment même de tout esprit de fraternité et de rapprochement, déniant aux dominés l’ambition de l’avoir et de l’accumulation, et par-dessus tout, prétendent que le bonheur et la réussite sont l’apanage des seuls riches des civilisations industrialisées jusqu’à même se prévaloir d’une prétendue élection les plaçant au-dessus de tous les autres».
Et à Serigne Cheikh de leur rétorquer, en empruntant le style coranique : «Pourquoi donc êtes-vous constamment punis par le biais de la guerre, des dégâts de l’alcoolisme, de la cupidité, des jeux, de l’injustice, de la mesquinerie, de la tendance à l’exploitation ? Vous êtes donc de simples humains !»
Rappeler à l’éthique des civilisations «prétentieuses»
Lors d’échanges, en 2014, avec le grand érudit mauritanien de la Tijâniyya, Cheikh Bah Ould Abdallah de Nabbâghiya me confiait que la principale cause des radicalités était ce qu’il appelait «l’arrogance des injustes».
En relisant Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy, on se rend compte de la portée d’une telle critique contre les «injustes» dominateurs auxquels les «dominés» répondent par les moyens les plus à leur portée. Bien qu’il faille condamner au même titre tous les obscurantismes manipulant la religion à des fins violentes loin de leur idéal de paix et de respect.
Soulignant l’inanité et le non-sens de toute civilisation prétentieuse et dénuée d’éthique et de morale qu’il critiquait, Serigne Cheikh Tidiane Sy Al-Maktoum se résolut à étaler sa vision d’un monde où on pourrait parler de «civilisation» dans son sens noble.
Selon lui, il faut espérer que la civilisation humaine, dans son essence, «puisse retrouver toute la splendeur qu’elle mérite et sans laquelle la terre deviendra une «boucherie» où, un jour ou l’autre, ceux à qui l’on a enlevé leur dignité pour en faire «des vaches, des chevaux et des loups», se révolteront contre les patrons et grands industriels, les habitants des capitales et des gratte-ciels pour recouvrer l’honneur de l’Humanité».
Pour Serigne Cheikh Tidiane Sy, si l’humanité en arrive à ce point, alors «plus d’humanité et point de civilisation !».
Vision ne pouvait être plus futuriste. Il aura bien fallu attendre la fin du XXème siècle, que le communisme s’effondre, que Jean-Christophe Ruffin parle d’«empire» et de «nouveaux barbares», qu’un certain Huntington théorise le choc des civilisations, que le 11 septembre se produise, que Emmanuel Todd prédise la «fin de l’Empire», qu’on envahisse des pays souverains au mépris du Droit international, que le capitalisme mondial soit frappé par une crise inouïe, que le terme de régulation réintègre le vocabulaire économique et financier, que la jeunesse du monde arabe se dresse contre l’injustice des potentats, qu’une réelle crise de confiance s’installe entre les gouvernés et les gouvernants, pour comprendre enfin le vrai sens et la nécessité de l’éthique dans les rapports politiques et économiques !
Pourtant, dès les années 1960, Serigne Cheikh, ce penseur avant-gardiste, l’avait intégrée dans sa conception d’une civilisation universelle durable à laquelle l’islam et les musulmans devraient contribuer à la mesure de la pertinence du message mohammedien.
Certainement, pour théoriser une telle conception et l’harmoniser avec le message islamique au-delà des particularismes, il fallait compter sur la vision d’un Cheikh Tidiane Sy, ce «philosophe de son temps» (faylasûfu ‘açrihi) -comme le désigne Serigne Maodo Sy-, armé d’un sens élevé de la critique constructive et d’une audace de l’alternative, toutes deux libératrices des conformismes coutumiers (âda), qui puisse l’exprimer en toute responsabilité.