Saër Maty Ba est un Docteur en Etudes cinématographiques qui a enseigné le cinéma, la littérature, la théorie culturelle et la culture visuelle au Royaume-Uni pendant plus d’une quinzaine d’années. En 158 pages, l’auteur de «Prothèses poussiéreuses», paru aux Editions Sydney Laurent, plonge le lecteur dans le monde du 7e art. 7 amis, Guch’, Marabout, l’immigré, Bantu, le Portugès, Yânn et Trots qui, après de nombreuses années de séparation, se retrouvent et discutent autour de cette passion commune. Au fil des pages, l’auteur dissèque, discute et analyse des thématiques variées, des œuvres cinématographiques. Usant d’un langage tour à tour coloré, philosophique ou simple, Saër Maty Ba analyse tout aussi bien la place du Noir au cinéma que les pensées de Sembène Ousmane ou encore le cinéma ethnographique de Jean Rouch.

Permettez-moi, cher lecteur, de vous inviter au cœur de notre réunion d’amis (devenue a jamais unique à cause de la disparition prématurée de l’ami Trots). Autorisez-moi à le faire au présent de l’indicatif, une façon de vous transmettre verbatim et à chaud mes réflexions d’alors, couchées sur papier le jour même de nos retrouvailles amicales -avant, durant et après l’évènement- raison pour laquelle ces pensées, conjuguées au présent, couvrent l’ensemble du récit qui suit.
Aujourd’hui je reçois six lascars, des potes a moi qui, au fil des années, m’ont cherché et finalement trouvé parce que, peut-être, j’avais accordé un entretien à une jeune doctorante, entretien dont le chercheur et lecteur vorace, Serin-le-Marabout, s’est servi pour me localiser et, à partir de là, quatre autres surent où j’étais. (Je ne me rappelle plus si Saër les a aussi aidés à me retrouver). Ils sont passés me voir, qui, quelques heures, qui, une demi-journée, lorsqu’ils transitaient par cet aéroport international situé sur la côte ouest de mon continent de résidence actuelle, en route pour une conférence, un voyage de recherche ou d’affaires, pour faire un film, ou lors de visites rendues à leurs familles (restées, venues ou revenues habiter sur le continent), des visites durant lesquelles nous avions papoté et ressassé certains de nos bons et moins plaisants souvenirs. Surtout, nous avions débattu d’idées et d’évènements contemporains, de nos passions, dont la plus constante depuis nos dix-douze ans reste sans aucun doute le cinéma (ou la cinéphilie). (…)

Noir
Mes amis, en 1935, Natalie Kalmus rassemblait les techniciens d’Hollywood pour vanter le film en couleur, toute nouvelle invention de son mari. Monsieur Technicolor (de son vrai nom), en insistant sur ce que cette dernière allait apporter au cinéma d’alors. Somme toute, un évènement anodin et/ou prévisible, si ce n’était à cause du préjudice qui lui emboitait le pas. Pause, mes potes : lady D, mayma ndox waay, gerte gi mi ngi mey marloo déjà (de l’eau s’il te plaît, les cacahuètes me donnent soif déjà)… merci bien. Préjudice, disais-je, car Kalmus, à l’instar de la société raciste où elle vivait, jouissait d’un privilège de Blancs (meurtrier pour les noirs), assorti de présomptions douteuses quant aux propriétés de la couleur au cinéma. Bref, aux techniciens d’Hollywood Kalmus osa dire, entre autres aberrations, que «le Blanc élève et anoblit toute couleur». Bien sûr qu’elle racontait des balivernes et mentirait encore aujourd’hui, vu que nous sommes à l’ère du digital démocratisant. J’en veux pour preuve les nombreux films hollywoodiens qui ne se soucient point de bien faire ressortir la peau pas-blanche. Fait indéniable, Technicolor et pareilles inventions faisaient fi des Noirs et de leur peau, au même moment qu’elles accentuaient et favorisaient les Blancs et la leur, ni plus ni moins. A tel point que Julie Dash, talentueuse réalisatrice noire américaine, décida de filmer Filles de poussière (1991) en inversant ce statu quo : son choix recherché de «film stock» favorise la peau noire en lui donnant un éclat naturel et, par là même, en la représentant de façon adéquate et respectueuse…»
(…) Ceci dit, revenons un peu sur le mensonge de Kalmus. De toute évidence, elle et ceux qui pensent comme elle, n’ont absolument rien compris du Noir. Rien pigé au Noir. Ils incarnent l’ignorance meurtrière de leurs superstructures (sociétales, culturelles et étatiques) qui considère Noir comme souillure, comme usurpation de virginité blanche, et littéralement comme violation, d’une soi-disant pureté blanche, qu’il faut exterminer avec force, cordes et arbres, brûler vif et laisser pourrir sur place à titre de leçon : d’où la chanson lancinante et hantée de Billie Holiday «Strange Fruit» ou «Fruit Etrange» que vous connaissez…

Sourire sincère
«Garciàs, mon ami et frère, je n’aime pas le portrait que tu as dressé de l’homme à la pipe Sembène. C’est comme si tu accusais ce pionnier d’être un obstacle pour le cinéma du continent alors qu’il détenait, à la fois, des solutions à ses problèmes et ceux de notre continent-point d’interrogation. Je ne vois pas en quoi tu respectes ce véritable père du cinéma. Mais enfin, en nous le présentant comme marxiste européen pur et dur, tu sembles te contredire…» Je vois dans le regard intense de Garciàs le Purtugès qu’il veut absolument répondre à l’immigré, je lui fais signe de parler : «Kuntchié mon frangin, dit-il, Sembène était un marxiste, d’un marxisme appris et appliqué chez le colon européen avant d’être transposé, base et superstructure, dans (un coin de) notre continent. Ne savait-il pas que, faute d’opérer une profonde transformation de ce marxisme étranger, ce dernier ne s’adapterait point aux us et coutumes d’ici ? En fait, en y repensant, on ne peut même pas parler de «transformation» parce que je ne suis pas sûr que Sembène se soit exercé à transformer cette idéologie européenne, dont il fallait laisser les ruines européennes en Europe, afin de la reconstruire de nouveau ici-bas, sur ce continent. En définitive, donc, je maintiens et valide, je persiste et signe ma critique respectueuse de cet homme extraordinaire, à qui la culture visuelle de notre continent doit beaucoup.» (…)

Jean Rouch
Le premier date des années 1950 et concerne une cérémonie de possession, par les esprits, d’un culte haouka, regroupant des migrants originaires de mon pays qui vivent dans la capitale de la Côte d’Or, dans l’ouest de notre continent. Loin de moi l’idée que ce film est un carnaval d’images caricaturales illustrant la prétendue bestialité des Noirs du continent. De même, je n’ai que cure des gaucheries théoriques, lues chez certains universitaires cracheurs de platitudes, sur ce film, parce qu’à leurs yeux, ledit film est soit une caricature du colonialisme en général, soit une résistance à la colonisation européenne- que des élucubrations infondées !…
Je valide bro, si tu parles du film Les maîtres fous, s’entend, dit Saër
… Merci, oui, il s’agit de ce film. Les migrants du culte haouka sont déchaînés et possédés au point qu’ils tuent un pauvre chien, séance tenante, boivent son sang, le dépècent, font bouillir sa viande et en mangent, brûlante, de la marmite même ! Ce culte, outrageusement belligérant et en transe, n’en incarne pas pour autant le prolétariat urbain typique d’une ville coloniale. Il n’est pas non plus un porte-drapeau de la lutte des classes contre le colonialisme raciste, car son bellicisme, apparemment dynamique, n’arrive cependant à rien contre le statut quo colonial. Autrement dit, à chaque fois, leur folie culturelle dure l’espace d’un week-end et n’a aucune incidence sur leurs jobs d’ouvriers, de colporteurs et de vendeurs : ils restent bel et bien exploités par le même système qui les aliène pour le compte du capital colonial-impérial, au moins cinq jours par semaine. Ainsi, ce n’est que pour purger corps, âme et conscience de cette aliénation capitaliste qu’ils se retrouvent les week-ends, loin de la ville, se shootent à la possession de l’esprit et se conduisent comme des maniaques. Autodestruction ? Peut-être ; leurre ? Oui ; solution pour se libérer des serres coloniales-impériales européennes ? Un «non» emphatique ! ce culte ne fait absolument rien d’utile contre l’intimidation, le meurtre et la peur constitutifs du menu quotidien craché par la machine coloniale-impérialiste – aucune influence, aucun impact, contrairement aux prostituées Haoussa que l’on voit dans le film réclamer leurs droits en manifestant dans les rues de la ville. (…)