Au risque de me tromper, je pourrais dire que l’ouvrage de Eveline Baumann, Sénégal, le travail dans tous ses états, paru en 2016, est l’une des plus sérieuses offres qui a eu à s’interroger sur la problématique de l’emploi et du travail dans notre pays. Depuis nos indépendances, l’autrice constate que travail et emploi sont les préoccupations les plus essentielles de notre population. A force de programmes et de politiques publiques de toutes sortes, les régimes qui se sont succédé auront tenté, vaille que vaille, d’offrir des emplois au plus grand nombre. Opération maîtrisards, Plan Sésame, Plan Reva ou Plan Sénégal émergent (Pse), et aujourd’hui Vision Sénégal 2050, chacun de nos référentiels de politiques publiques cherchera à solutionner l’emploi en se heurtant malheureusement à des murs colossaux. La trouvaille des dernières années aura été une promotion intégrale de l’entrepreneuriat et de l’auto-emploi, mais après deux bonnes décennies de mise en œuvre et avec le lot de lacunes, on peut se dire que les problèmes d’hier se joignent à ceux d’aujourd’hui pour faire de toutes les promesses de plein emploi des hommes politiques, de scintillants éléphants blancs.

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Le pavé de Eveline Baumann, une économiste de l’Ird qui aura longtemps pratiqué le Sénégal, est d’autant plus d’actualité qu’il donne des réponses élaborées sur la problématique de l’emploi en s’appuyant sur des données chiffrées, en étudiant les potentialités de création d’emplois de toutes les filières de notre économie. Il interroge également la création de travail à partir de l’exploitation des ressources naturelles, tout en interrogeant aussi l’éducation et la formation professionnelle, ainsi que la protection sociale.

Pourquoi trouvé-je bon de m’attarder sur un tel travail d’économiste dans ma chronique, pourrait-on se demander. La posture du gouvernement sénégalais ces derniers jours, de promouvoir l’expatriation de nos jeunes pour qu’ils aillent occuper des emplois d’ouvriers agricoles en Espagne et pour combler certaines positions qualifiées dans l’émirat du Qatar, m’aura choqué au point de plonger au plus vite sur les quelques références qui se sont longuement entretenues sur l’emploi au Sénégal. On aura tous vu cette semaine des images de centaines, voire de milliers de nos jeunes prendre d’assaut, dans toutes les régions du pays, les Baos et les palais de Justice pour déposer leurs dossiers de candidature à une formule de migration circulaire convenue entre l’Espagne et notre pays.

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Encadré par un accord bilatéral, ce programme de migration circulaire vise à permettre des flux contrôlés et temporaires afin de permettre à des travailleurs sénégalais d’aller servir en tant qu’ouvriers agricoles dans des exploitations en Espagne. L’idée n’est pas mauvaise en tant que telle, car on peut comprendre que des opportunités d’emplois soient dans un ailleurs et que des chances puissent être données à ceux le voulant d’y accéder. Ce n’est pas non plus la première fois qu’un pays recourrait à de telles méthodes. Toutefois, là où le bât blesse, c’est quand un gouvernement qui clame des discours souverainistes pour obtenir le pouvoir sur la base de la promesse d’une amélioration des conditions de vie, appelle en grande pompe les populations jeunes à souscrire à un tel programme.

Voir un démembrement du ministère des Affaires étrangères piloter un tel programme pour recruter des ouvriers agricoles sénégalais, âgés de 25 à 55 ans, a de quoi révulser, surtout que des scènes de chaos, de désordre et d’anarchie auront émaillé tout ce processus. Face au tollé et surtout à la hargne de milliers de jeunes qui ont vu ce programme de migration circulaire comme une aubaine pour enfin quitter le Sénégal, les autorités auront fait machine arrière pour désormais proposer un outil numérique afin de prendre toutes les candidatures. A-t-on déjà pensé au bruit qui suivra, une fois que nos vaillants bras pour épauler fermiers et agriculteurs espagnols seront sélectionnés ? Le nombre de places attribuées n’est guère proportionnel à l’élan rageur que peut doper une énergie du désespoir. Le reportage de la rédaction du journal Le Quotidien, paru dans ces colonnes le 28 janvier, donnerait le tournis à tout acteur lié de près ou de loin à la mise en œuvre du programme de migration circulaire entre le Sénégal et l’Espagne. Les attentes de nos jeunes sont fortes, on ne pourrait comprendre que cela puisse être possible pour un pouvoir qui n’en est pas encore à sa première année de règne. Le ministre de l’Agriculture Mabouba Diagne dira que les images au niveau des Baos et des palais de Justice ont quelque chose de décevant. Il ne pense pas si bien dire, quand on estime le nombre de bras qui seraient nécessaires pour nourrir les Sénégalais et atteindre une autosuffisance alimentaire. Doit-on se résigner à croire que l’horizon promis par Pastef pour le rêve sénégalais est d’avoir un sésame pour travailler dans des fermes espagnoles ?

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Des expériences de migration circulaire ont pu être connues dans le passé pour le Sénégal, mais a-t-on pu les évaluer pour savoir ce qui a pu marcher ou pas ? Une étude de ces expériences précédentes peut permettre d’éviter que certains écueils ne se produisent de nouveau. Quid des conditions de vie des candidats de ces programmes dans les pays étrangers ? Il serait bien que les jeunes Sénégalais qui choisiront sciemment d’aller en Espagne connaissent la structure des revenus qu’ils percevront et toutes les charges qu’ils auront à assurer pour leur séjour.

Comme si la bouée espagnole ne suffisait pas à un Etat qui commence à patauger dangereusement dans la mare de la création d’emplois, le ministre du Travail Abass Fall clamera fièrement que le Qatar est prêt à accueillir des travailleurs sénégalais qualifiés. En Espagne, on offre des bras, et pour le Qatar, c’est de la matière grise que l’on va exporter ! D’une mission qu’il qualifie de fructueuse, le ministre Fall se targue d’un accord exceptionnel entre nos deux pays, qui permettrait à des Sénégalais de pourvoir à un millier d’emplois dans divers secteurs tels que la science, la technologie, la logistique et la médecine. L’accord met l’emphase sur des conditions décentes dans lesquelles nos compatriotes pourront s’exiler, mais on ne mesure guère la saignée de certains de nos secteurs comme la santé. En parlant de conditions décentes, espérons que les travailleurs qui se porteront volontaires ne verront pas leurs passeport et documents de voyage confisqués, ou pire ne se verraient pas parqués dans des cités-dortoirs pour ne servir que de main-d’œuvre bon marché. Combien d’ingénieurs de talent, de médecins aguerris et de logisticiens rompus à la tâche notre pays compte-t-il offrir à l’émirat qatari à un moment aussi décisif de notre progrès économico-industriel ? L’histoire a ce penchant malicieux que ceux qui promeuvent l’expatriation des bras et cerveaux sénégalais pour obtenir des emplois ailleurs s’étaient véhémentement opposés au déploiement de troupes sénégalaises aux côtés de l’Arabie saoudite, en plus de taxer certains de nos détachements militaires sous bannière onusienne de mercenaires. Que le diable sait jouer du bon jazz avec le temps !

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C’est à l’aube où notre pays se voit un avenir énergétique certain, avec le potentiel en hydrocarbures et les possibilités de développer plusieurs autres leviers de notre économie, que le duo Diomaye-Sonko veut vendanger à d’autres nations des têtes et bras «Made in Sénégal». Si c’est cette copie du souverainisme et du patriotisme économique que nos chanceliers exécutifs avaient sous le coude, on peut bien se dire, comme Mohamed Guèye, que de nouveaux trafiquants d’esclaves sont en vogue sous nos cieux. Le Sénégal aura investi dans la formation de ses enfants pour les servir en sujets du progrès économique et social d’autres nations, ce n’est certainement pas une telle nation que nos aïeuls voyaient en songe.

Après toutes les promesses et formules miracles pendant leurs années d’opposants, les tenants actuels du pouvoir sont appelés à créer des emplois, à donner des opportunités à des millions de jeunes ici et surtout à créer de la valeur partagée dans toutes nos contrées. C’est sur cela que nous les attendons, et c’est maintenant qu’il le faut. A défaut, on peut être amené à faire un sombre parallèle avec l’esprit de L’Idiot de Fyodor Dostoïevski. Que peut-on penser d’un régime qui se veut tendant vers le bien, mais harcelé par le mal qu’il crée à tous ses faits et gestes ?
Par Serigne Saliou DIAGNE – saliou.diagne@lequotidien.sn