Dans la compétition officielle pour la Palme d’or ne figure aucun film africain. A moins de considérer l’ascendance paternelle égyptienne du réalisateur Tarik Saleh dont le film «Boys from Heaven» a frappé les esprits cannois. Un thriller politico-religieux dans les coulisses de la prestigieuse université al-Azhar qui ne peut laisser personne indifférent.Par Jean-Pierre PUSTIENNE (Correspondance particulière) –

Fils d’un humble pêcheur égyptien, le jeune Adam reçoit un beau jour une bourse lui permettant d’intégrer l’université al-Azhar du Caire, phare millénaire de l’Islam sunnite et de son milliard et demi de croyants à travers la planète. Mais la succession ouverte par le décès du Grand Iman d’al-Azhar le projette soudain au cœur d’une redoutable intrigue politico-religieuse. C’est la trame d’un des films parmi les plus captivants projetés dans le cadre de la compétition officielle pour la Palme d’or du 75e festival de Cannes.
Contraint et manipulé par un officier de la sûreté d’Etat (au moyen d’un chantage), le simple étudiant d’al-Azhar devient un rouage de l’élection du candidat choisi par le pouvoir politique laïc, c’est-à-dire le moins incommode pour lui. «Il ne peut y avoir deux Pharaons en Egypte», comme l’assène le Colonel Ibrahim de la Sûreté nationale. A la fin des fins, le candide Adam se révèlera sans doute moins innocent et bien plus armé, théologiquement, que ses allures angéliques le font penser.
Boys from Heaven («Les garçons du Ciel»), le titre donné au film à Cannes, a sans doute été hâtivement, présenté comme «le seul film africain» de la sélection officielle du festival, ou tout au moins dû à un Africain. Ce qui est, en réalité, seulement à moitié vrai. «Je suis 50% Suédois côté maternel, 50% Egyptien côté paternel», revendique Tarik Saleh, réalisateur d’une production 100% européenne, son cinquième film de fiction. Natif de Stockholm, cet ancien artiste graffiteur, dont une œuvre monumentale figure au patrimoine culturel de la Suède, a par ailleurs suivi des études d’art au Caire. Il aime se référer à son grand-père paternel «qui a fréquenté les bancs d’al-Azhar», dit-il non sans fierté. Et qui pour l’anecdote autobiographique venait comme Adam d’une famille de pêcheurs…
Sur l’écran, Tarik Saleh, la cinquantaine, s’est fait un nom avec Le Caire confidentiel (2017), primé notamment en Suède : un «polar» sur fond de Révolution d’avril au Caire et plus largement, de Printemps arabe. Interdit de tournage dans la capitale égyptienne, le film avait été réalisé à Casablanca, au Maroc. S’affirmant persona non grata en Egypte, le cinéaste s’est, cette fois, rabattu sur Istanbul où al-Hazar a été transplantée. Grâce à un montage habile et des cadrages serrés, la greffe paraît réussie, en tout cas aux yeux de ceux qui n’ont pas eu la chance de suivre l’enseignement de la prestigieuse institution qui attire des jeunes originaires de nombreux pays dont le Sénégal.

Interdit de tournage au Caire
Pour autant, il est douteux que ce nouvel opus améliore les relations de Tarik Saleh avec le régime du Maréchal Al-Sissi, président de la République d’Egypte à la suite du coup d’Etat de 2014… Bien évidemment, il (ne) s’agit (que) de cinéma. Une (pure ?) fiction, allons donc. «Grâce à dieu, le Grand Iman actuel (en place depuis 2010), le cheikh Ahmed Al-Tayyeb, est vivant et bien vivant, donc aucune succession n’est à l’ordre du jour. Ce Cheik est le garant d’un Islam du “juste milieu” entre tradition et, jusqu’à un certain point, la modernité. La voix d’al-Azhar a été, dans le passé, et est toujours aujourd’hui, celle de la raison quand tant d’autres dans le monde sont absurdes. Je suis attaché à cette institution. C’est ce qui se fait de mieux dans l’enseignement islamique. Mais encore, les femmes ont fini par y être acceptées à partir des années 1960. Désormais, la médecine et l’informatique, le tourisme, entre autres, y ont leur place. Mais aussi et surtout, j’ai terminé l’écriture du script avant les actuelles manœuvres de Al-Sissi et son entourage pour rogner ou bordurer l’influence sociale et politique du Grand Imam d’al-Azhar. Tensions et frictions abondent aujourd’hui entre ces deux pouvoirs, je le reconnais même si ce n’est pas la première fois de l’Histoire… A cet égard, je tiens à préciser clairement que c’est l’actualité qui est venue percuter mon projet, comme cela arrive parfois avec la fiction, et non pas mon projet qui se serait ingéré dans les affaires qui regardent l’Egypte», rappelle Saleh.
De surcroît, ces Boys from Heaven ne relèvent en rien d’un cinéma engagé au sens politique mais bien, et c’est délibéré, d’un cinéma de genre, celui du thriller en l’occurrence. Saleh le revendique. «J’espère qu’on ne m’accusera pas d’avoir fait un documentaire !», ironise-t-il. Explication : «En Europe, le film de genre est mal vu. C’est absurde. Les grands chefs-d’œuvre comme Chinatown de Polanski, Apocalypse Now et Le Parrain de Coppola sont des films de genre et en même temps bien plus que cela. Ce sont eux qui produisent la meilleure interaction entre le public et l’écran, où il y a de la place pour un dialogue où chacun place et déplace son sentiment du bien ou du mal, son ressenti du suspense. C’est pour moi une question presque religieuse», confie Saleh en toute impiété assumée.

Cinéma de genre
La dynamique du genre «Thriller», décrite par le metteur en scène, atteint avec cette intrigue dans les coulisses d’al-Azhar, un point d’incandescence salué par les cinéphiles et critiques. Autrement plus redoutable sans doute que ne l’eut été un documentaire «pédagogique». Saleh l’a dit : il a lu ou relu le roman de Umberto Eco, le fameux médiéviste italien, Le Nom de la rose porté à l’écran par Jean-Jacques Annaud : une enquête menée par un détective Franciscain (un moine flic) dans un monastère bénédictin sur des morts en série, vers 1327. En clin d’œil, on retrouve dans son film, un religieux aveugle en miroir inversé à l’abbé non voyant des bénédictins. Celui d’al-Azhar est aussi sage et juste que l’autre est dogmatiquement fou. Au centre de l’énigme chez Eco : un livre la Poétique de Aristote, vénéneux au sens propre parce qu’il y est question du «rire» et que «rire» est «péché» (mortel) dans la doctrine catholique de Saint-Benoît. Dans la version al-Azhar de Saleh, le livre «interdit» (à al-Azhar pas sur Internet) s’appelle Les jalons sur les chemins de l’Islam écrit, avant sa pendaison par Nasser en 1966, par l’Egyptien Sayyid Qutb. La référence des références idéologiques et/ou théologiques de toutes les mouvances islamistes contemporaines d’al-Quaïda à Daech. Pas de place non plus pour le rire. C’est cet opuscule qui va servir de laisser-passer au héros, Adam, pour infiltrer un groupuscule d’étudiants «radicalisés», moment bascule de l’action.
Le candidat qu’ils soutiennent pour la succession du Grand Iman s’avère une parfaite caricature de Tartuffe en version islamiste : il est friand de hamburgers Mac Donald’s et de fillettes vierges… Sous couvert, de Thriller, entre deux scènes de grande émotion, tel un concours de récitation coranique (psalmodie) dans la cour de l’université, Saleh n’épargne rien ni personne, ni le cynisme, ni la confusion, ni l’hypocrisie. D’où ressortent, mis en valeur, l’humanité, la présence et le jeu des deux personnages principaux, l’étudiant Adam (Tawfeek Barhom, d’origine palestinienne) et son «officier traitant», le Colonel Ibrahim, (Farès Farès, d’origine libanaises.) Un prix d’interprétation, serait un minimum syndical…