Présenté dans la sélection officielle «Un Certain Regard» comme un autre épisode du drame des migrants subsahariens, il s’agit d’un film dont nul ne peut sortir indemne. Le premier long métrage de l’Egyptien Morad Mostafa a frappé les esprits et tordu les boyaux des participants du 78e Festival international du film. Accrochez-vous à votre fauteuil.Par Jean-Pierre PUSTIENNE (Correspondance particulière) – 

Une femme noire, retranchée derrière sa fenêtre, scrute la place d’un des quartiers les plus violents du Caire. Ain Shams est son nom. Ici s’affrontent par les armes, des gangs rivaux. Dans l’indifférence des autorités, une véritable guerre oppose Egyptiens et migrants africains, principalement sud-soudanais, pour le contrôle du commerce de la drogue, entre autres enjeux. Aisha vient justement du Soudan. Signe particulier : des yeux vairons, noir le droit, bleu le gauche. Une hétérochromie qui ne touche que 0, 6 % des Humains interprétée dans certaines cultures comme le symbole d’un pouvoir très spécial. Les photos disponibles du mannequin Buliana Simona, 26 ans, l’incarnant à l’écran, font penser à un artifice (lentille de couleur) voulu par le réalisateur égyptien Morad Mostafa, sans doute pour alerter sur la nature non moins spéciale de son film Aisha Can’t Fly («Aisha ne peut voler»). Il s’agit ici du premier long métrage du très prometteur cinéaste égyptien de 37 ans, révélé en 2023 par le court métrage I Promise You Paradise, à Cannes également.

Aisha Can’t Fly est aussi le second film de la sélection Un Certain regard à traiter, en 2025, du drame des migrants subsahariens dans le Nord du continent. Mais à la différence de Promis le ciel de la Tunisienne Erige Sehiri, chroniqué ici même récemment, la chaleur d’une solidarité entre femmes n’apparaît, du côté d’Aisha, que dans une unique scène. Un unique rayon de soleil accentuant l’ombre portée d’une narration d’où toute musique est tue dans une bande originale scandée, exclusivement, de klaxons, borborygmes urbains et rafales d’armes automatiques.

Pour survivre, Aisha, aide-soignante de son état, apporte ses soins à des malades âgés. En réalité, il s’agit d’un job de bonne à tout faire plus ou moins esclavagisée, allant à l’occasion jusqu’à un esclavage sexuel pour complaire à l’agence qui l’emploie et n’hésite pas au besoin, à ponctionner les salaires… En guise de loyer, sous la contrainte directe de Zuka, le Boss du gang d’Ain Shams, Aisha copie les clés de ses clients pour faciliter d’ultérieurs cambriolages. Son unique ami, un cuisinier égyptien, se trouve forcé de son côté d’en épouser une autre, avant de disparaître tout à fait de l’existence de Aisha. Entretemps, ce qui s’apparenterait à un thriller social a bifurqué dans une autre dimension métaphorique et non dépourvue de saveur kafkaïenne. Aisha, en effet, se découvre victime d’une inexplicable éruption cutanée. Métamorphose en perspective ? Au détour d’une rue, une apparition fantasmatique prend la forme d’une autruche, allégorisant d’une certaine manière le sort de la jeune Soudanaise. On le sait, le volatile en question ne peut s’abstraire de la gravité terrestre, à l’instar de Aisha, pour sa part clouée à son plancher existentiel par une excessive pesanteur. D’où le titre du film «Aisha ne peut voler». Dans un songe de Aisha, un rêve semi-éveillé ?, elle et son double emplumé, ont rendez-vous au chevet de l’auteur des sévices sexuels infligés à la jeune femme. Imitant l’oiseau au bec ensanglanté, Aisha souille sa bouche dans les entrailles encore tièdes du vieillard diabétique. D’où l’étrange maquillage vu sur l’affiche du film présentée à Cannes. Vous voilà prévenus, Aisha Can’t Cry n’est pas le genre de film dont on sort indemne. A cette aune, c’est bel et bien un grand film, de ceux qui alimentent les débats et divisent démocratiquement les avis. Bref des films qui libèrent la parole.

Premier long métrage égyptien, projeté en compétition après neuf ans de disette, il a été salué en Egypte comme une «percée mondiale». D’ailleurs Paris et Marrakech se disputent aujourd’hui le mérite d’avoir soutenu l’auteur dans son travail d’écriture. Sept pays, oui sept, se sont unis dans la coproduction, de l’Egypte au Soudan, en passant par la France, l’Allemagne, la Tunisie, l’Arabie saoudite et le Qatar. Ce qui n’est pas peu. Aisha aura marqué les esprits de la 78e édition du Festival du film international. Le mordant de Aisha le vaut bien.