La première du film représentant le Sénégal dans la course à la Palme d’Or a été ovationnée par un public expert séduit par le réalisme magique irradiant l’œuvre de Ramata-Toulaye Sy qui, pour son coup d’essai, tutoie l’universel, quelque part, près de Podor, dans le Fouta Toro de ses racines.
«Raconte-moi une histoire», demande Banel à Adama les yeux mi-clos, glissant sa main dans la sienne comme une enfant. Le début ne laisse pas de doute. Il s’agit d’un conte, même si les contes ont parfois d’amères saveurs en arrière-bouche. Mais n’anticipons pas. Dans un Fouta Toro agro-pastoral, quasi édénique, de la région de Podor, les décorateurs du film ont soigneusement masqué avec la terre séchée, la moindre trace de ciment qui trahirait une quelconque impureté temporelle du village des deux amoureux. Bienvenue dans un Sénégal d’Epinal où les femmes bêchent en chantant sous la morsure du soleil. Quand, d’un geste sans réplique, Banel coupe la musique qui, peut-être, résonne désagréablement dans sa tête. Un mauvais signe ? Ces premières images sont celles de l’œuvre de Ramata-Toulaye Sy, représentant le Sénégal dans la sélection officielle du 76e Festival du film de Cannes, avec une coproduction franco-sénégalaise tout comme Ramata elle-même, fille de la diaspora diplômée de la Femis, la prestigieuse école de cinéma de Paris. Banel et Adama, interprétés par deux acteurs non professionnels du cru, Khady Mané et Mamadou Diallo, parlent pulaar, en Vo donc, deuxième idiome le plus pratiqué au Sénégal. Tout comme les Tirailleurs produit par un autre Sy, Omar, issu de la même diaspora que Ramata, et projeté à Cannes voilà un an. Pour mémoire, ce film, français, aura contribué à libérer d’une injuste assignation à résidence en France, des anciens combattants sénégalais ayant servi une «amère» Patrie.
A l’image de Omar, Ramata a passé des vacances scolaires sur les terres de ses ancêtres. Pour autant, pas un pincement de kora, pas une note de balafon, ni une mélopée de griot éraillé n’accompagnent les images oniriques des premiers plans. La participation a été confiée au talentueux Bachar Mar-Khalifé, fils du joueur d’Oud libanais, Marcel Khalifé. Pas le moindre clin d’œil non plus au cinéma africain «historique», celui des Sembène, Cissé ou Ouédraogo. C’est le regretté producteur, français, du film (à qui il est dédié) Eric Névé qui les lui a fait découvrir. La jeune femme de 36 ans, sans doute emblématique d’une «nouvelle génération», a «apprécié», mais cela ne va pas plus loin. A chacun son siècle ? Ramata-Toulaye Sy sait ce qu’elle veut et ne veut pas. Pas de couleur locale et de jolis boubous, mais un universalisme pur et dur métissé de réalisme magique. Les références de celle qui se vouait à l’origine à une carrière de scénariste plongent dans la grande littérature mondiale, celle de William Faulkner par exemple, voire dans la tragédie grecque, celle, entre autres, de Euripide et de son interprétation d’une Médée capable de tuer ses enfants pour l’amour irraisonné de Jason.
Retour au film en lice pour la Palme d’Or ainsi que pour la Caméra d’Or, étant donné qu’il s’agit d’un premier film, le seul de la sélection officielle. Chaque soir, Banel recopie compulsivement sur un cahier d’écolier, son nom et celui de Adama. Prématurément veuve, elle été remariée à Adama, son amour de toujours et cadet de son défunt époux, dans le respect du rite. Ont-ils tout pour être heureux ? Voire. Banel refuse de porter un enfant.
Banel renâcle aux tâches dévolues de tout temps aux femmes : garder un bébé, laver le linge, aller aux champs. Féminisme radical avant l’heure ? En réalité, tout cela la priverait de la présence continue, de nuit et de jour, de son Adama, unique objet de ses soins. Au même motif, elle entend empêcher la désignation de son époux comme chef du village, fonction à laquelle sa lignée et la tradition l’obligent. Banel, la rebelle au nom d’un amour fusionnel (terrible ? destructeur ? toxique ?), n’a qu’un projet, une idée fixe. Qu’elle et lui s’écartent de la communauté pour habiter un vestige enseveli sous le sable venu du Sahara voisin. «Creuse, Adama, creuse», l’objurgue-t-elle sur un ton toujours plus stressé. Tant pis si le pasteur a lui d’autres soucis avec ses zébus privés d’eau et d’herbes par un soudain manque de pluie. «Creuse Adama…» Banel ne tient pas compte de l’avertissement de son jumeau, maître de l’école coranique et sage (Racine Sy). Observe, conseille-t-il : le sable qui couvre ces maisons ne cache-t-il pas un mal ? Quel mal ? Désabusée, Banel zigouille, à l’aide de sa fronde, un oiseau puis des margouillats, et jette au feu ces derniers. La tragédie, la fin amère du conte peuvent s’enclencher dans un crescendo dramatique respectant les règles de l’art. On vous avait prévenus, mais pas question de spoiler plus avant.
«Film atmosphérique»
Le scénario de Banel et Adama, Ramata l’a écrit pour son diplôme de fin d’études à la Femis. Il mijotait depuis 2015. On le répète, elle ne se destinait pas à une carrière de réalisatrice mais de scénariste. Elle est venue à la réalisation par la grâce d’un court métrage remarquable et remarqué, Astel, une sorte de préquel de Banel, quoique sous une thématique légèrement différente. Astel a su rassurer les investisseurs et a servi à Ramata de marchepied pour fouler, ce samedi de mai, les si convoitées marches du Festival de Cannes. Nul ne prétendra que les larmes qui ont perlé sur son visage à l’heure de poser le pied sur le tapis rouge n’étaient pas légitimes.
A l’issue de la projection, Ramata, Banel et Adama (et toute l’équipe du film) ont reçu une belle ovation d’un public, cinéphiles et professionnels confondus. Cette fois, les larmes ont coulé sur les joues de Banel. La critique «branchée» a qualifié le film et les images d’«atmosphériques», ce qui est le moins si l’on considère aujourd’hui que le Sahel de Banel et Adama préfigure un monde de demain redoutable du point de vue climatique. Une bonne part du «réalisme magique» revendiqué par la réalisatrice, réside dans ces images.
Il doit beaucoup au chef opérateur du film, le très inspiré franco-marocain Amine Berrada que l’on trouve par ailleurs derrière la caméra de Les Meutes, un des films marocains de la sélection Un certain regard. Avec le monteur Vincent Tricon, ils ont su assez merveilleusement accompagner la montée dramatique d’un film intense : la surexposition progressive des plans soulignant le desséchement de la terre, s’harmonise avec le desséchement tout aussi progressif de l’âme de Banel. Amine et Vincent sont deux anciens condisciples de Ramata-Toulaye Sy à la Femis. Banel et Adama : joli coup d’essai ou coup de (futur) maître ? Rendez-vous dans une semaine pour le verdict du jury. Pour connaître la fin du conte de Banel et Adama, rendez-vous prochainement dans les salles.