Nous sommes arrivés à Al-Ula au milieu de l’après-midi, après plus de 3h d’une route parfaite bordée par les montagnes. Le paysage était féérique. J’aime regarder les montagnes, ventres protubérants d’un sol plat. Le trajet avec Mohamed était agréable, bien qu’il ne parlât pas un traître mot d’anglais. Nous arrivions néanmoins à nous comprendre avec ce qu’il me restait d’arabe et les mots du regard, ceux de l’appartenance à une commune humanité. La conduite prudente de Mohamed était ponctuée par les arrêts réguliers pour la prière dans une des milliers de mosquées qui ornent le territoire de ce pays immense. Arriver à l’heure n’était guère important, le temps attendra, disait l’autre. Mais célébrer le Seigneur et louer Sa Gloire ne sauraient attendre, selon Mohamed. Après la prière dans une petite mosquée à deux heures d’Al-Ula, il a demandé d’où j’étais ; en répondant du Sénégal, j’ai vu son sourire ; il acquiesça et rajouta «Machallah». Ceci me rappela un souvenir vieux de dix ans déjà. J’étais déjà venu avec mon ami, le regretté Abdoul Aziz Mbaye ; nous étions à Médine, puis fîmes le trajet de La Mecque en vue d’accomplir la Oumra.

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Tout au long de ma présence sur le sol saoudien, le souvenir de Abdoul Aziz Mbaye ne m’a pas quitté une seule fois. Je me souviens de ce long trajet entre Médine et La Mecque, avec un jeune conducteur peu attentif à la route, mais très soucieux d’ajuster son agal sur son keffieh. Il provoqua plusieurs fois la colère de mon patron qui, la dernière fois, lui intima l’ordre : «Drive normally. Otherwise I drive» (Conduis normalement, sinon je prends le volant). J’avais souri. A La Mecque, nous accomplîmes notre tawaf côte-à-côte, fîmes les sept allers-retours entre Safa et Marwa, et finîmes le reste de la journée à parler géopolitique, culture, foi et histoire. Son intelligence, sa vaste culture et sa finesse m’impressionnèrent toujours autant.

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Il y a quelques jours, en pénétrant dans l’antre de la sainte mosquée de La Mecque, j’eus une grande pensée pour lui. Tout au long de mes sept tours de la Pierre noire, je l’ai deviné devant moi, sourire aux lèvres, regard lumineux. Dans la foule des fidèles tournant autour de la Kaaba, une femme a attiré notre attention. Elle tenait dans chaque main un téléphone. Sur le téléphone de la main droite, il y avait la photo d’un jeune homme décédé, son fils me dis-je. Elle filmait la photo avec l’autre appareil et formulait des prières pour que Dieu accordât le Paradis à ce bien aimé disparu. Le tout en pleurant de chaudes larmes. Cette femme m’a bouleversé. Son geste d’un si grand espoir était le symbole du fil invisible qui relie les morts aux vivants. J’avais davantage pensé à Abdoul Aziz en la regardant. J’avais prié pour mon ami emporté par la pandémie du Covid-19. Je n’ai jamais eu peur de la mort. En revanche, j’ai toujours lié la mort à la tragédie de ne plus parler à ses amis disparus, de ne plus rire avec eux. La mort m’interpelle aussi dans ce sens qu’elle est finitude et début de l’infini pour nous croyants, donc qui faisons confiance à l’invisible et à l’insondable.

Mohamed a repris la route, nous laissant au milieu des montagnes dans ce magnifique endroit où règne un silence apaisant. Il va prier Maghrib et Isha en cours de route, et prier Dieu pour qu’Il accorde le Paradis à ses morts. Je lui confie les miens, pour l’absolution de leurs péchés et la valorisation de leurs bienfaits sur terre.

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Les nouvelles du pays sont mauvaises. Les amis sont convoqués, arrêtés et condamnés pour des broutilles. L’acharnement vindicatif s’exerce avec une brutalité que charrie l’audace de ceux qui ne savent pas, et se complète par le bruit et l’outrance. Dans la solitude d’une forte espérance, je prie pour mes morts. Et j’ai repensé à cette phrase d’un homme politique récemment élevé dans son pays à la dignité de Premier ministre : «Nous ne sommes pas étrangers les uns aux autres. Je n’ai jamais quitté les gens qui mouraient. Et les gens qui sont morts ne m’ont jamais quitté.» Mes morts ne m’ont jamais quitté.

Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn