Ce que le film n’a pas su lire dans le livre

Il y a des livres qui traversent les générations sans jamais perdre de leur puissance. Une si longue lettre de Mariama Bâ, publié en 1979, en fait partie. Ce roman épistolaire, écrit comme une confidence entre deux amies, Ramatoulaye et Aïssatou, demeure un pilier de la littérature africaine francophone. Il politise l’intime, parle d’amour, de trahison, de solitude, de courage, mais surtout de choix féminins dans un monde qui en laisse si peu aux femmes.
Ramatoulaye, veuve après le décès de son mari Modou, écrit à sa sœur de cœur pour déposer ses douleurs, ses espoirs brisés, ses réflexions. Ce faisant, elle livre bien plus qu’une lettre de deuil : elle fait l’autopsie d’un système. Elle revient sur leur jeunesse, leur formation, leurs choix de vie. C’est une voix de femme, de mère, d’intellectuelle africaine, de citoyenne lucide.
Ce qui rend Une si longue lettre si essentiel, c’est la manière dont Mariama Bâ révèle, à travers plusieurs figures féminines, Ramatoulaye, qui décide de rester, Aïssatou, qui décide de partir, la petite Nabou, formatée dès l’enfance pour devenir la seconde épouse de Mawdo, ou encore Binetou, façonnée à accepter d’épouser le père de sa meilleure amie pour assurer sa survie et offrir un certain confort à sa mère, que la résistance peut prendre plusieurs formes. Cette pluralité de trajectoires fait toute la force du roman.
Adapter, c’est exercer un pouvoir de sélection, et chaque sélection est un geste politique. Une adaptation offre une liberté réelle, celle d’interpréter, de traduire, de déplacer l’œuvre dans un autre langage. Cette liberté est précieuse, mais elle rencontre ses limites lorsqu’on s’empare d’un texte aussi riche, sensible et engagé qu’Une si longue lettre. Car transposer Mariama Bâ à l’écran, ce n’est pas seulement raconter une histoire : c’est assumer une responsabilité vis-à-vis de sa mémoire, de ses silences, de ses résistances. Ce roman n’est pas une fiction ordinaire, il est traversé par des critiques sociales, des solidarités féminines, des visions alternatives du monde. Ainsi, chaque choix d’adaptation devient un choix de représentation. De la même manière que la réalisatrice a exercé sa liberté d’interprétation, nous, lectrices, spectatrices, féministes, avons aussi la liberté et même le devoir de formuler notre regard critique. Car il ne s’agit pas ici de goût personnel, mais de fidélité à l’intention politique et à la richesse sensible de l’œuvre. Adapter un tel roman, c’est accepter de dialoguer avec ce qu’il a de plus précieux.
Avant de m’engager dans cet exercice, je tiens à souligner les qualités indéniables du film : la beauté des décors, la justesse de certaines interprétations, la poésie visuelle de plusieurs plans. Et surtout, la persévérance de la réalisatrice, qui a porté ce projet avec conviction dans un contexte encore peu propice à l’adaptation d’œuvres littéraires féminines majeures. C’est un mérite qu’il faut pleinement reconnaître.
Mais ici, je m’exprime aussi comme une lectrice profondément touchée par ce texte, une féministe qui le relit sans cesse, y puisant un souffle vital. Et ce que je ressens, c’est un déplacement. Pas une trahison frontale, mais un glissement qui affaiblit la densité politique, la tendresse sororale, la profondeur critique du roman. Ce que le film a mis à distance, c’est une manière de raconter le monde entre femmes, de femme à femme.
L’adaptation passe à côté de la relation de soutien et de sororité entre Ramatoulaye et Aïssatou. Une relation que l’autrice elle-même place au-dessus de toutes les autres, y compris les amoureuses, en affirmant : «Tu m’as souvent prouvé la supériorité de l’amitié sur l’amour.» Ce lien, nourri de confiance et de fidélité entre femmes, constitue le cœur battant du roman. Dans le film, Aïssatou n’apparaît que brièvement. Pourtant, Une si longue lettre est d’abord un échange de confiance, un lieu de pensée féminine, un acte de solidarité. Réduire cette relation à une simple anecdote revient à écarter la colonne vertébrale du récit. Leur intimité, leur complicité, le respect mutuel malgré leurs choix différents, leur capacité à s’épauler sans se juger : tout cela méritait d’être mis en valeur. Aïssatou, qui part avec ses trois garçons malgré les doutes d’une société patriarcale, incarne une force discrète mais fondamentale. Son choix, loin d’être individuel, ouvre un autre modèle possible où une femme refuse l’humiliation et choisit sa dignité.
La sororité est un fil rouge dans l’œuvre de Mariama Bâ. Dans la dernière partie du roman, elle évoque aussi d’autres femmes solidaires, sa fierté à chaque réussite féminine, et ses discussions avec Daouda sur la place des femmes dans les espaces de décision. Ces thèmes, encore douloureusement d’actualité, sont parmi les plus politiques du livre. Ramatoulaye parle aussi de maternité, d’éducation, de normes religieuses, de foi, d’émancipation. Elle critique l’hypocrisie sociale, tout en assumant sa foi musulmane. Elle raconte une société, sans détour. L’autrice affirme également un positionnement féministe clair, notamment lorsque Ramatoulaye rapporte que Daouda, député, est traité de «féministe» en raison de ses prises de position. Cet échange, porteur d’une critique des structures patriarcales et d’un appel à une représentation équitable, est totalement absent du film.
A l’inverse, le film accorde une place démesurée à Modou Fall et aux figures masculines. Le regard porté sur la société n’est plus celui des femmes, mais celui des hommes, recentré sur la polygamie, les justifications culturelles et les conflits conjugaux. Modou Fall devient le point d’ancrage du récit. Ramatoulaye, quant à elle, semble réduite à une femme blessée, réclamant son tour, cherchant à séduire, exprimant sa colère de façon caricaturale. Ce n’est pas la Ramatoulaye du livre, celle qui observe, médite, écrit, pense. Cette réécriture affaiblit la portée politique de son personnage, et recentre le récit sur l’homme au détriment de l’analyse féminine de la société.
Le film élude aussi un moment crucial : le refus par Ramatoulaye d’une nouvelle demande en mariage. Dans le roman, ce refus est un acte de conscience, de mémoire, de solidarité. Ramatoulaye ne veut pas faire subir à une autre femme ce qu’elle-même a vécu. Elle refuse de se définir à travers un homme. Son geste est politique, éthique, plein de dignité. Dans le film, cette scène est traitée de manière secondaire, vidée de sa portée critique.
Tous les passages du roman marqués par une prise de position affirmée sur la condition des femmes, les rapports de pouvoir, la maternité, l’éducation, la représentation ou la sororité ont été soit évacués, soit édulcorés, soit reconfigurés d’une manière qui affaiblit leur portée. Le souffle critique et féministe du texte s’est perdu. Pourtant, quarante ans plus tard, les enjeux soulevés par Mariama Bâ restent brûlants. Il est donc décevant que l’adaptation ne les ait pas mis au centre. Ce choix artistique semble avoir manqué de considération pour la portée politique de l’œuvre. Ma déception est à la mesure de mes attentes, nourries par un texte qui m’a accompagnée, inspirée, forgée.
Quelques figures comme Aline Sitoé Diatta ou Safi Faye sont évoquées, sans que leur présence n’ancre une véritable ligne de représentation féminine. Ces clins d’œil ne remplacent pas la cohérence d’un regard féminin fort dans le récit.
Je me suis interrogée : comment a-t-on pu passer à côté de cette lecture politique pour nous livrer un film recentré sur la polygamie ? Ce questionnement m’a poussée à lire jusqu’au bout le générique, à chercher les noms derrière l’adaptation. Voir que la réalisatrice ne s’était entourée que d’hommes consultants m’a interpellée. Dans une œuvre qui porte la parole des femmes, l’absence de femmes dans les choix artistiques clés n’est pas anodine. Ce sont souvent les regards féminins qui perçoivent ce qui résiste, ce qui échappe à la norme, ce qui se tisse dans les silences. S’entourer de femmes, dans un tel projet, n’est pas symbolique : c’est stratégique. C’est préserver l’âme du texte. Ici, l’absence de regards féminins dans les rôles de conseil et de création a, selon moi, affaibli la restitution de la pensée de Mariama Bâ.
Je ne prétends pas détenir une vérité unique. Je suis simplement une lectrice, une féministe, une femme marquée par ce livre. Peut-être ai-je projeté sur le film l’attente immense que ce texte avait fait naître en moi. Mais ce que j’ai ressenti à la sortie de la salle, c’est une frustration sincère. Celle d’un rendez-vous manqué avec une parole fondatrice. Celle d’un effacement là où j’espérais une résonance.
Par Fatou Warkha SAMBE