Comme un disque raillé, l’espace (médiatique) public au Sénégal est cycliquement animé par des polémiques qui, s’il est vrai qu’elles reflètent la vitalité de notre démocratie à travers cette vivante et vibrante liberté d’expression et de presse, doivent amener les spécialistes dans les différents sujets de «l’heure-actualité» à apporter des éclairages permettant à cette grande majorité de Sénégalais de mieux les comprendre et de se faire une opinion plus avertie.

C’est à cet exercice que je souhaite me prêter encore une fois dans un esprit de partage d’informations relevant d’un domaine dont tout le monde parle en raison de son omniprésence dans notre quotidien, mais dont peu en ont une véritable maîtrise : celui du droit. Une fameux artiste comédien Français, Jean Rigaux, disait : «Quand quelqu’un va parler sans savoir ce qu’il va dire, parle sans savoir ce qu’il dit, finit de parler sans savoir ce qu’il a dit, il est mûr pour la politique.» Parole de comédien certes, mais parole de ceux que l’immense Mbaye Gana Kébé appelle «les orfèvres du verbe», ceux-là même qui savent si bien décrire leur environnement ou les faits des hommes pour les rendre plus explicites et perceptibles par le commun des personnes.

Avec les grands titres qui ont fait «la une» de presque tous les journaux de la place de Dakar, jusqu’aux commentaires de la classe politique, on donnerait parfaitement raison à Rigaux, tellement la plupart des discours «passent à côté de la plaque». Il me semble utile, conformément à ce que Allah (Swt) a prescrit à son Prophète Mouhammad (Saws) dont la communauté musulmane célèbre l’anniversaire de naissance, de faire des rappels préventifs (aux errements) pour que les débats dans le champ politique ne dégénèrent en crise nationale. Il y a donc lieu de rappeler ce qu’est réellement le Comité des droits de l’Homme des Nations unies (A) avant d’exposer sur ses «observations» relatives à l’affaire Karim Wade (B).

Le comité des droits de l’Homme

Un des buts que les Nations unies se sont assignées est de «réaliser la coopération internationale… en développant et encourageant le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion». A cette fin, le Haut-commissariat aux droits de l’Homme dispose de deux types d’organes : l’un issu de la Charte des Nations unies, le Conseil des droits de l’Homme institué en mars 2006 en remplacement de l’ancienne Commission des droits de
l’Homme, et l’autre, constitué d’organismes issus des différents traités portant sur les droits de l’Homme. Appelés comités, ils sont essentiellement des organes de suivi et d’évaluation de la mise en œuvre (introduction dans le droit interne et application effective) par les Etats parties aux différents pactes des dispositions qu’ils contiennent.

Il y a donc autant de comités que de pactes spécifiques à chaque domaine des droits de l’Homme considéré majeur par les Nations unies. Les comités sont composés d’experts internationaux indépendants, avec une compétence reconnue, de bonne moralité, élus par vote secret par les Etats parties à chaque convention, suivant une répartition géographique équilibrée. Le nombre d’experts par comité est variable (entre 10 et 23). Les Comités ne sont pas des tribunaux et ne peuvent se substituer aux institutions des Etats parties. Ils sont chargés d’œuvrer pour le compte des Nations unies à la promotion et la défense des droits de l’Homme dans le monde, de surveiller la mise en œuvre des principaux instruments en la matière.

Pour faciliter cette sorte de «mentoring», les conventions obligent les Etats parties de présenter aux organes des traités, à intervalles réguliers, des rapports initiaux et périodiques sur la mise en œuvre des principaux instruments internationaux qu’ils ont ratifiés. Ces organes conventionnels examinent chaque rapport, au besoin, diligentent des enquêtes sur le terrain en accord avec l’Etat partie concerné, exploitent les contributions des organisations de la société civile locale le cas échéant, et font part de leurs préoccupations et de leurs recommandations à l’Etat partie sous forme d’«observations finales». Les conventions internationales ratifiées par le Sénégal et pour lesquelles il est tenu de faire des rapports périodiques ou ponctuels, selon le cas, sont : La Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 7 mars 1966 (acronyme Cerd, le même pour son comité.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 (ICcpr) et son Protocole facultatif. Son organe est le Comité des droits de l’Homme (Ccpr.

aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 (Icescr) avec le Comité des droits économiques et sociaux (Cescr.

La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 (Cedaw), son comité porte le même acronym.

La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1884 (Cat), idem pour comité.

La Convention relative aux droits des enfants du 20 novembre 1989 (Crc) et ses deux Protocoles facultatifs du 25 mai 2000, respectivement sur l’implication des enfants dans les conflits armés et sur la vente, la prostitution d’enfants et la pornographie, mettant en scène des enfants. Son comité porte le même acronyme.

La Convention pour la protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leurs familles du 18 décembre 1990 (Cmw, le même que son comité).

Convention relative aux droits des personnes handicapées de 13 décembre 2006 (Crpd, le même que son comité).

Concernant le Comité des droits de l’Homme, il reçoit, en plus des rapports de situation des Etats, il est compétent, en vertu du premier Protocole facultatif dudit Pacte, pour connaître des «communications» individuelles soumises par des citoyens de l’Etat partie. C’est cette possibilité qui a permis sa saisine par Monsieur Karim Wade.

Les observations du comité des droits de l’Homme

Le premier Protocole facultatif au Pidcp du 16 décembre 1966 est relatif à la faculté offerte aux particuliers de porter à l’examen du Cdh la violation d’un de leurs droits contenus dans le Pacte (le deuxième est relatif à l’abolition de la peine de mort). «C’est le droit de recours individuel qui donne à la notion de droits de l’Homme sa signification concrète.»(Fiche d’information nr.7/rev.2 du Hcdh). En effet, les droits de l’Homme sont dans leur nature attachés à la personne, individuellement considérée. En permettant à leurs citoyens de recourir à un «arbitrage» extérieur de ses droits qu’ils considèrent violés, les Etats parties à ces deux instruments, parmi lesquels le Sénégal, ont exprimé une ferme volonté de franchir de nouvelles étapes dans la garantie des droits et libertés individuelles et collectives. C’est cette possibilité que M. Karim Wade a mise à profit pour porter son affaire devant cette instance.

Le document officiel du Cdh portant «Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par.4) du Protocole facultatif, concernant la communication n° 2783/2016» (celle de M. Karim Wade), fixe dès la première page, sous forme de préambule, «la question de fond» sur laquelle elle accepte comme entrant dans sa sphère de compétence, à l’exclusion de toutes les autres considérations et demandes du requérant : «Droit de faire examiner la déclaration de culpabilité et la condamnation par une juridiction supérieure.» Le débat qui s’est posé sur cette question est ce qu’il faut entendre par «juridiction supérieure» dans l’esprit du Pacte. Pour Karim Wade, c’est une juridiction d’appel contre l’arrêt de la Crei qui n’existe pas ; d’où la violation de cette disposition du Pacte. Pour l’Etat du Sénégal, le pourvoi devant la Cour de cassation répond bien à la question de la juridiction supérieure. Au paragraphe 13 de ses constatations, le Cdh a retenu qu’«en l’espèce, la déclaration de culpabilité et de condamnation contre l’auteur doit être réexaminée, conformément aux dispositions du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte. L’Etat partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas dans l’avenir». En d’autres termes, le Cdh, d’une part, donne raison à Karim Wade dans son interprétation de la «juridiction supérieure» qui est l’instance d’appel dont le défaut constitue une violation des dispositions pertinentes du Pacte. D’autre part, le Cdh demande à l’Etat du Sénégal de prendre des mesures pour la non répétition de cette anomalie d’absence d’appel contre les arrêts de la Crei. Il est enfin demandé à l’Etat du Sénégal, dans le paragraphe 14, d’indiquer dans le délai fixé par le Pacte (6 mois) quelles sont les mesures qu’il va prendre dans le sens qu’il a indiqué.

Les termes du document sont suffisamment clairs pour ne pas se méprendre sur la compétence du comité des droits de l’Homme en sur-dimensionnant la portée de ses constatations. Comme le souligne la fiche d’information du Haut-commissariat des Nations unies pour les droits de l’Homme portant procédure d’examen des requêtes soumises par les particuliers en vertu des instruments des Nations unies relatifs aux droits de l’Homme de 2013, à la page 11 : «Les décisions des comités sont une interprétation des instruments pertinents qui fait autorité. Elles contiennent des recommandations adressées à l’Etat partie concerné, mais elles ne sont pas juridiquement contraignantes. Tous les comités ont adopté des procédures leur permettant de surveiller l’application de leurs recommandations par les Etats parties (dites procédures de suivi) en partant du principe que les Etats parties qui ont accepté les mécanismes d’examen de requêtes ont par là même accepté de respecter les conclusions des comités.

Si un comité conclut à une violation des dispositions d’un instrument, l’Etat partie est invité à fournir des renseignements, dans un délai de cent quatre-vingt jours, sur les mesures prises pour donner effet aux recommandations du comité. La réponse de l’Etat partie est transmise au requérant pour observations. Si l’Etat partie ne prend pas les mesures voulues, le comité poursuit l’examen de l’affaire dans le cadre de la procédure de suivi. Il entretient un dialogue avec l’Etat partie et la procédure se poursuit jusqu’à ce que des mesures satisfaisantes aient été adoptées. Les informations concernant le suivi des constatations et recommandations des comités ne sont pas confidentielles et les séances au cours desquelles elles sont examinées sont publiques.»

On voit donc que le Cdh, comme tous les autres organismes issus des Pactes relatifs aux droits de l’Homme, a bien un rôle de promotion des droits de l’Homme et non de sanction de pratiques non conformes aux principes des chartes librement acceptés par les Etats parties comme ils sont également libres de passer outre jusqu’à quitter le Conseil des droits de l’Homme (Etats-Unis, Israël). Il s’agit bien de principes qui, comme toujours, admettent des exceptions. Le pacte admet, sans préciser les situations, la «normalité» des jugements rendus en «premier et dernier ressorts» comme en France pour des affaires où la demande est égale ou inférieure à 3 800 euros. Quid de la Haute cour de justice dont les arrêts «ne sont susceptibles ni d’appel ni de cassation» (Article 35 de la loi 200210 du 22 février 2002, portant loi organique sur la Haute cour de justice), mais aussi des juridictions ordinaires à formation spéciale dites «tribunaux militaires» qui statuent en premier et dernier ressorts ?

De mon point de vue, la mise en œuvre des «Constatations» du Cdh par le Sénégal ne devrait, dans une certaine mesure, pas poser de problème. En effet, dès lors que le Cdh rappelle que «l’Etat partie (le Sénégal) est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir» (para. 13 In fine), la loi 81-54 du 10 juillet 1981, portant création de la Crei, pourrait être modifiée pour la transformer en une chambre spécialisée en matière d’infractions financières au sein des Cours d’appel comme c’est le cas des Chambres criminelles. L’autorité de la chose jugée s’opposant à tout recours contre l’arrêt de la Crei, la révision du procès de M. Karim Wade, comme l’avancent certaines personnes, est tout aussi inopérante, car ne répondant pas au souhait du Cdh du fait qu’elle retourne le dossier à la même juridiction de jugement alors qu’il s’agit ici de «juridiction supérieure».

Colonel (CR) Sankoun FATY uriste-Consultant, Société civile de Sédhiou Membre du Groupe d’Etudes et de Réflexion Stratégiques (Geres) sdfaty@gmail.com