Le mois d’octobre, consacré à la lutte contre le cancer du sein à travers l’initiative dite «Octobre rose», constitue aujourd’hui une vitrine mondiale de la mobilisation collective en faveur de la santé des femmes. Mais cette mobilisation dépasse le seul champ sanitaire : elle interroge les mécanismes juridiques, budgétaires et financiers de l’Etat, en ce qu’elle conduit à repenser les politiques publiques relatives à la protection des minorités de genre et, plus largement, à l’égalité des sexes. Elles subissent des discriminations dans les domaines politique et socio-économique. Les minorités de genre seraient ainsi victimes d’une faible considération dans la politique budgétaire nationale, toutes choses traduisant «leur marginalisation et leur exclusion dans la répartition des ressources publiques en termes de financements des droits-créances et de protection sociale, qui finissent par créer des frustrations sociales»1. Dans sa complexité con­ceptuelle, les minorités de genre s’entendent dans cette réflexion comme le groupe numériquement majoritaire -quoique la tendance soit en renversement au Sénégal2- mais socialement, économiquement ou politiquement défavorisées3.
De tout temps, le budget s’est voulu être la traduction, en langage financier, des choix de politique publique faits par le gouvernement. Or, si la loi de finances traduit la hiérarchie des choix politiques, elle doit aussi être un outil de justice sociale. Dans cette perspective, l’approche dite de la budgétisation sensible au genre vise à articuler l’égalité juridique proclamée par les constitutions et conventions internationales avec une égalité réelle dans l’accès aux ressources. La structuration d’une telle relation entre l’impératif de protéger les minorités féminines et la nécessité de maintenir la soutenabilité de l’action budgétaire de l’Etat se révèle être rébarbative. Et pour cause. D’une part, il faut s’assurer que le souci de correction d’une «inégalité» dont peut se prévaloir le genre féminin n’induise pas une rupture d’égalité à la défaveur du genre masculin. D’autre part, il est crucial de s’assurer qu’une telle action n’induise pas une fragmentation des moyens au risque de mettre en difficulté la soutenabilité de la dépense publique. Sous ce rapport, une politique de féminisme budgétaire doit idéalement considérer que le propre de la dépense publique est :
Quand elle est insuffisante, d’être augmentée : parce qu’il faut investir ;
Quand elle est inutile, d’être supprimée : parce qu’il faut rationaliser ;
Quand elle est inefficace d’être réorientée : pour cela, il faut transformer la politique publique qu’elle finance et la stratégie qui l’accompagne.
Cette étude entend explorer les aspects juridique et technique de ce que l’on peut qualifier de «féminisme en finances publiques», en lien avec la célébration -active et symbolique- d’Octobre rose.
I. La portée juridique de la protection des minorités de genre dans le champ des finances publiques comme symbole d’un féminisme budgétaire
La protection des minorités de genre ne peut être appréhendée en dehors du cadre juridique général des droits fondamentaux. Les éléments juridiques qui fondent cette généralité sont à la fois divers et variés. Dans deux études récentes sur la question dans un contexte africain et sénégalais, la doctrine s’est brillamment employée à systématiser les régimes de protection régionaux4 et nationaux5 des minorités dans le double champ des droits de l’Homme6 et des finances publiques7.
Dans cette dynamique spécifique, de nombreux textes internationaux ont aussi proclamé l’égalité entre les sexes et condamné toute forme de discrimination. Analysée sous cet angle, l’érection des ressources budgétaires de l’Etat en levier de lutte contre la vulnérabilité du genre féminin se présente comme un critère d’appréciation du niveau de développement national. Les Objectifs de développement durable (Odd)8 3 (Bonne santé et Bien-être) et 5 (Egalité entre les sexes) s’intègrent dans cette grille de lecture en ce qu’ils font partie d’un programme de développement visant à aider en priorité les plus fragiles, et en particulier les enfants et les femmes.
Cependant, l’égalité proclamée ne prend sens que lorsqu’elle est traduite en allocations concrètes de ressources publiques. Cette systématisation par le critère de vulnérabilité tient à la condition naturelle précaire des femmes qui, malgré les complexités hygiéniques et médicales auxquelles obéit leur quotidien, se heurtent à un accès problématique à la santé dû à l’exorbitance des coûts et la faiblesse du tissu de couverture médicale adaptée et particulière incombant notamment au service public. Cet état de fait détermine et illustre à suffisance ce que la sociologue et militante féministe française, Colette Guillaumin, appelle «l’état de moindre capacité»9 des femmes «au sens de groupe doté de moindre pouvoir» dans la conduite des politiques publiques de riposte contre les maladies cancérogènes.
Ainsi, pour en faire ressortir la portée pratique, le droit à la santé des femmes, réaffirmé par «Octobre rose», si l’on veut, doit être nécessairement soutenu par des arbitrages budgétaires précis :
Financement des campagnes de sensibilisation et de dépistage ;
Subventions aux structures de soins avec des lignes budgétaires verrouillées ;
Démultiplication des services de prise en charge spécialisés ;
Soutien à la recherche biomédicale, etc.
Cette dernière proposition n’est guère une offre nouvelle. En effet, en remontant le cours de l’histoire, il ne nous tarde pas d’apprendre que la célébration d’Octobre rose visait, entre autres objectifs originels, le financement de la recherche en oncologie dans le cadre des activités initiées par l’American Cancer Society (Acs). Créée en 1913, cette organisation s’est particulièrement démarquée par son action proactive, aux Etats-Unis, dans les années 80, pour devenir une tribune mondiale incontournable dans la sensibilisation sur le dépistage contre le cancer. Ses données statistiques périodiques, réputées pour leur fiabilité, font d’elle un véritable organe d’aide à la décision pour les gouvernements et autres organismes internationaux investis dans le domaine de la santé.
Sous cet élan d’engagement et d’activisme, le féminisme en finances publiques n’est donc pas réductible à une idéologie, mais une grille d’analyse budgétaire permettant une meilleure «falsifiabilité», comme le dirait Karl Popper, des disparités de genre. Il s’agit de mesurer, dans l’exécution des lois de finances, les impacts différenciés des politiques publiques selon le genre. A travers ce processus, on pourrait espérer parvenir à constituer un exemple concret de mobilisation budgétaire orientée vers une problématique féminine, laquelle tend à devenir emblématique d’une politique de justice sociale. Cela demande de la volonté politique, laquelle aura à traduire en actes juridiques clairs les différents aspects de ce plaidoyer.
La portée symbolique es­comptée est double : d’une part, la reconnaissance institutionnelle consolidée des inégalités de genre en matière de santé ; d’autre part, la légitimation de l’idée que les finances publiques sont un instrument de transformation sociale. Les dernières tendances conceptuelles de la discipline, elle-même, s’alignent d’ailleurs fortement sur cette idée en ce que le professeur Pierre Lalumiere faisait étendre la définition classique des finances publi­ques (organique : finances des personnes morales de droit public – matérielle : étude des règles et opérations relatives deniers publics10) à une nouvelle approche beaucoup plus globalisante, ayant trait au financement des services publics et à la réduction des inégalités dans la répartition des richesses et la régularisation de la croissance11.
II. Les instruments techniques en perspective du féminisme budgétaire à travers la protection des minorités de genre
La «budgétisation sensible au genre» (gender budgeting) constitue l’instrument le plus abouti du féminisme en finances publiques. Elle implique que chaque programme budgétaire soit évalué non seulement à l’aune de son efficacité économique, de son opportunité politique, mais aussi et surtout, désormais, de son impact différencié sur les femmes, les hommes et les minorités de genre. L’intégration en plein régime de la prise en charge impérative des minorités féminines exposées au risque direct des maladies cancérogènes a pour principal intérêt de faire de la budgétisation sensible au genre, un outil stratégique et opérationnel qui permet aux gouvernements et à leurs partenaires de mesurer la performance financière publique, d’identifier les améliorations nécessaires et de suivre les réformes sur le temps, favorisant ainsi une gestion budgétaire plus efficace et transparente.
D’un point de vue juridique, cette technique pourrait parfaitement s’intégrer dans les normes organiques relatives aux lois de finances. Les directives de l’Uemoa de 2009, inspirées du modèle européen, prévoient une logique de performance et d’évaluation. Les mesures et recommandations en présence pourront servir de prétexte pour engager la réforme visée en filigrane. Rien n’interdit qu’une telle logique soit enrichie par l’intégration d’indicateurs de genre au titre spécifique des besoins médicaux propres aux femmes qui seront modélisés et incorporés sur la base de critères objectifs tels que la gravité, le coût de traitement, la complexité de la spécialisation y relative, etc.
L’effectivité du féminisme budgétaire suppose un contrôle. Le Parlement, en vertu de sa fonction de vote et de contrôle de la loi de finances, doit exiger des «rapports genrés» et débattre des allocations spécifiques. La Cour des comptes, dans ses missions d’évaluation des politiques publiques, peut également intégrer des critères d’égalité de genre dans ses analyses. Les propositions de l’Intosai12 sur la question de la prise en charge, du point de vue des finances publiques, du genre féminin et la consolidation des acquis en matière d’égalité des sexes, ont bien été prises en compte dans le cadre du Programme Pefa13. En janvier 2020, le programme a publié son rapport14 qui établit le «Cadre complémentaire pour l’évaluation de la gestion des finances publiques sensible au genre». Selon les commanditaires dudit document, les statistiques y détaillées et les commentaires qui les accompagnent, sont produits à l’intention des experts de l’évaluation. Autrement dit, il s’agit d’un diagnostic qui se veut être un outil d’aide à la décision.
Techniquement, cela impli­que la mise en place de nomenclatures budgétaires permettant d’isoler les crédits affectés à des «politiques publiques genrées», ainsi qu’une formation spécialisée des contrôleurs financiers. Par ailleurs, il est clair que la conduite de cette réforme en appelle à des exigences méthodologiques rigoureuses et des toilettages administratifs certains. Une formation gouvernementale alignée sur la question devrait pouvoir constituer un appui préalable à cela. Il ne restera qu’à en tirer les conséquences du point de l’organisation des services centraux et locaux. Car il faut finir par le rappeler, une telle réforme ne peut être conduite, à long terme, par des mesures en silos, ni avec des techniques qui font apparaitre les données sous des apparences trompeuses d’homogénéité. C’est d’abord et avant tout une question de compromis entre les acteurs institutionnels, associatifs et sociaux, avant d’être une question de méthode (sur ce point, voir notre contribution sur Le compromis en finances publiques : une question de méthodes ou une méthode en questions ?, parue au Ceracle, 9/12/2024).
Conclusion
L’articulation entre «Octobre rose» et la protection des minorités de genre révèle une mutation contemporaine du droit des finances publiques. Loin d’être un champ neutre, les finances publiques deviennent un instrument de justice sociale et d’égalisation des conditions de vie. Le féminisme en finances publiques repose ainsi sur une double exigence : une assise normative fondée sur les droits fondamentaux et une technique budgétaire permettant d’évaluer l’impact différencié des dépenses publiques.
Si des défis subsistent -notamment l’absence d’indicateurs homogènes, la difficulté d’intégrer le genre dans des environnements budgétaires con­traints et la résistance culturelle-, la dynamique ouverte par «Octobre rose» montre que la protection des minorités de genre peut trouver dans le droit budgétaire un relais opérationnel.
Omar SADIAKHOU
Juriste
Titulaire d’un Master 2 en Droit Public Général à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal) – Actuellement en spécialisation (Administration publique) à l’Université de Perpignan Via Domitia (France).
1 FALL (M), La protection constitutionnelle des minorités en Afrique : les exemples de l’Afrique du sud, du Burundi, et du Cameroun. Contribution à l’étude du droit constitutionnel des minorités, UCAD, 2020, p. 23 cité par KEBE (Abdou Aziz Daba), supra.
2 Au Sénégal, selon le dernier Rapport sur le Cinquième Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH-5) de l’Agence Nationale des Statistiques et de la Démographie (ANSD) paru en 2024, sur une population totale de 18 126 390 d’habitants, les femmes représentent 49,4% (8 947 494) contre 50,6% d’hommes (9 178 896). Voir le Rapport sur : www.ansd.sn consulté le 04/10/2025 à 23h 15.
3 KEBE (Abdou Aziz Daba), « Minorités et droit des finances publiques », in KEBE (Abdou Aziz Daba) & NDIAYE (Sidy Alpha) (dir.), Etat de droit et minorités en Afrique, Actes du colloque international de l’ASDC (Dakar, 8 et 9 juillet 2021), l’Harmattan-Sénégal, 2022, pp. 143-144.
4 L’article 2 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples dispose que : « Toute personne Toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus et garantis dans la présente Charte sans distinction aucune, notamment de race d’ethnie, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale de fortune de naissance ou tout autre situation.»
5 Préambule de la Constitution du 22 janvier 2001, révisé ; etc.
6 SALL (Alioune) & NDIAYE (Sidy Alpha), Manuel pratique des droits de l’homme, 2ème éd., Ucad/Idh/Kas, Presses Universitaires de Dakar, 2022, 485p.
7 KEBE (Abdou Aziz Daba), «Minorités et droit des finances publiques», Op. Cit., pp. 143-160.
8 Le 25 septembre 2015, en parallèle de l’Assemblée générale des Nations unies, 193 dirigeants de la planète se sont engagés sur 17 objectifs mondiaux afin d’atteindre 3 supers objectifs d’ici 2030 : • Mettre fin à l’extrême pauvreté. • Lutter contre les inégalités et l’injustice. • Régler le problème du dérèglement climatique.
9 GUILLOMIN (Colette), «Sur la notion de minorité. Réflexion à propos d’une recherche sur le racisme», pp. 101-109, L’homme et la société, n°77-78, 1985.
10 Le juge administratif a estimé que «des deniers ont le caractère de deniers publics lorsqu’ils sont affectés à l’exécution d’un service public» (Conseil d’Etat, Arrêt Fighiera du 11 mars 1938).
11 LALUMIERE (Pierre), Finances publiques, Paris, Colin, 1980, p. 8.
12 Initiative de développement de l’Organisation internationales des institutions supérieures de contrôle des finances publiques [INTOSAI).
13 Le PEFA est un cadre international d’évaluation mis en place en 2001 par plusieurs partenaires techniques et financiers (Banque mondiale, FMI, Commission européenne, Bad, Dfid, Seco, etc.) pour mesurer la performance des systèmes nationaux de gestion des finances publiques (GFP).
14 Rapport disponible sur : https://www.pefa.org/resources/cadre-complementaire-pour-levaluation-de-la-gestion-des-finances-publiques-sensible-au# (consulté le 04/10/2025 à 22h 27).