La tendance à plaider pour un nationalisme économique et inviter à un patriotisme pour soutenir les acteurs nationaux de notre économie gagne beaucoup trop souvent notre discours public, dans un contexte fait de dégagisme et de sentiments hostiles envers des opérateurs étrangers. Ce sentiment diffus au sein des opinions publiques africaines s’adosse souvent à un argumentaire en déphasage avec la complexité de la réalité économique et dessert même les champions nationaux qu’on souhaiterait voir émerger face à des firmes étrangères. Au Sénégal, deux faits récents ont été symboliques de cette dissonance entre la volonté de promouvoir un patriotisme économique et ses contradictions avec le fonctionnement réel de notre économie si les dynamiques de tous les acteurs y opérant sont étudiées un tant soit peu.

La polémique sur le carburant mis à la disposition des députés sénégalais, fourni par des enseignes «étrangères» comme Total Energies Sénégal et Shell, déclenchée par l’activiste Guy Marius Sagna refusant sa dotation de carburant pour, dit-il, ne pas soutenir ces groupes face à des compagnies sénégalaises, est le premier épisode. On a voulu stigmatiser des enseignes considérées comme étrangères dans ce pays se clamant attractif pour les affaires. Les enseignes jugées comme étrangères sont détenues par des Sénégalais, emploient des Sénégalais et contribuent à faire marcher notre économie. Une entreprise comme Total Sénégal avait le défunt homme d’affaires Ahmed Amar parmi ses principaux actionnaires, ainsi que de nombreux autres capitaux «Made in Sénégal». Le réseau des stations-services de compagnies «étrangères» est détenu, pour la majorité, par des opérateurs sénégalais dans une logique de franchise. Le carburant fourni dans les stations sénégalaises est raffiné par les soins de la Sar : une société encore nationale ! Quel est donc l’intérêt de vouloir stigmatiser des acteurs économiques en appelant à un patriotisme économique qui ne repose que sur un sentiment d’hostilité envers l’étranger ? Des supermarchés Auchan et des enseignes ont été mis à sac parce qu’on a laissé prospérer une hostilité qui ne se justifiait pas dans la réalité économique. Aucun effort n’aura été fait pour déconstruire un tel discours. Une chronique dans ces colonnes, «Attention aux clichés sur les intérêts français au Sénégal !» par Madiambal Diagne, avait tenu à rappeler en 2019 qu’un discours populiste, dégagiste et pour le moins subjectif s’était emparé de l’analyse des relations économiques du Sénégal avec ses partenaires. La même méthode est encore à l’œuvre. On ne souhaiterait envisager ses conséquences fâcheuses.

L’exclamation du journaliste, Alassane Samba Diop, sur ce nouveau patriotisme économique qui nous «pompe l’air», est des plus légitimes. Si le patriotisme économique se résume à des raccourcis simplistes sur le contrôle de notre économie nationale ou à de simples ports vestimentaires, il faudra reconnaître que le jeu est perdu d’avance. La polémique née après la publication, par une marque de montres sénégalaises «Mathydy», d’une photo du chef du parti Pastef portant un de leurs produits, est le deuxième épisode de cette dissonance découlant du sentiment de nationalisme économique qu’on cherche à exacerber partout. Qu’est-ce qu’il y a de local dans un produit dont le mécanisme principal est japonais, tous les composants sont manufacturés sous marque blanche par des ateliers indiens ou chinois, même si l’assemblage se ferait en terre sénégalaise ? On me dira que c’est la marche du capitalisme et que la plupart des produits manufacturés le sont sous ce même schéma, mais il y a une dissonance à clamer du patriotisme avec un produit «intégralement sénégalais» et d’en faire un artifice révolutionnaire au vu de ce schéma de production.

La prouesse de l’horloger sénégalais est d’avoir réussi à s’inscrire dans une culture d’affirmation d’une africanité avec un produit pensé sous nos couleurs, dans un secteur où il n’y a pas encore eu de grandes percées d’un produit authentique africain. Ce modèle d’affaires a pu prospérer dans le monde de l’horlogerie depuis les succès de la marque Undone Watches, fondée par le Hongkongais, Michael Young, un fournisseur de composantes pour des horlogers comme Swatch, Omega ou Hublot. Le voir se répéter sous nos cieux montre que notre pays est aussi à l’affût des tendances. Toutefois, prendre un tel geste et en faire l’archétype du plaidoyer pour le «consommer local» chez nous est assez révélateur des limites que tout le discours sur le nationalisme économique peut nous offrir sur le contrôle réel de nos enjeux économiques. Les Rolex aux deux poignets de Fidel Castro ont longtemps entretenu l’ambiguïté entre un pied de nez au capitalisme par le Lider Maximo ou la confession d’un amour refoulé pour un talisman bourgeois, l’acclamation du port d’une montre «100% local» aura révélé à nos yeux, les limites du nationalisme économique au Sénégal.
Par Serigne Saliou DIAGNE – saliou.diagne@lequotidien.sn