On assiste de plus en plus à une recrudescence de vagues de migrants africains qui tiennent coûte que coûte à rallier l’Europe et d’autres continents par mer ou par terre, y compris par les routes du désert. Ces milliers de jeunes africains, hommes, femmes et enfants, toutes nationalités confondues, quittent leur pays pour un «eldorado» fantasmé.
L’une des principales raisons de ce phénomène réside, il nous semble, dans la quête d’un emploi salarié et de mieux-être. Certains qualifient ce phénomène d’échec des politiques d’emploi dans les pays pourvoyeurs de migrants, d’autres, comme un phénomène des temps modernes.
Si l’immigration clandestine devait être un échec des politiques d’emploi, ce serait alors un échec collectif, celui de tous les dirigeants du Sud global et surtout ceux du continent africain. Un phénomène des temps modernes ? Oui. Si on se réfère à l’évolution historique des relations Capital/Travail.
Pour ma part, je considère que les vraies raisons de ce phénomène résident dans les rapports séculaires et conflictuels qu’entretiennent le Capital et le Travail.
En effet, depuis l’aube des temps, la relation Capital/Travail génère de façon séquentielle des phénomènes de société et des crises. Le Capital revendique l’accumulation et l’accaparement des richesses produites, tandis que le Travail, lui, une répartition plus juste et équitable de ces mêmes richesses. De là, naquit le mouvement revendicatif syndical face à la puissance de la finance dans sa logique d’accaparement et d’accumulation des ressources financières mondiales. Je fais partie de ceux qui pensent que les premières résultantes de la dialectique Capital/Travail sont les idéologies politiques. Celles favorables au Capital sont appelées idéologies capitalistes, tandis que celles alliées au Travail sont appelées idéologies socialistes en référence au progrès social susceptible d’être généré par les luttes que mène la force du travail. En d’autres termes, les forces alliées au Capital sont aussi qualifiées de forces de droite, alors que celles alliées au Travail sont dites de gauche. Si l’on se situe dans le couple Capital/Travail, le Capital se situe à droite et le Travail à gauche. Dans la même logique d’alliance et pour accompagner de façon efficace chacune son allié, les idéologies politiques se positionnent en troisième mouvement revendicatif à côté du couple Capital/Travail pour, quant à elles, revendiquer le contrôle du pouvoir politique. Partant, nous pouvons affirmer que l’esclavage, la colonisation, les guerres mondiales, entres autres catastrophes vécues par l’humanité, sont l’émanation de la relation Capital/Travail, et en particulier de la volonté égoïste du Capital d’accaparer de manière quasi systématique les ressources financières. En effet, les deux premières révolutions industrielles (de 1770 à 1850, puis de1850 à 1914), avec respectivement l’avènement de la machine à vapeur, l’extraction massive du charbon et l’avènement de l’électricité, l’exploitation du pétrole et du gaz, le début de la première Guerre mondiale, ont nécessité un taux élevé de main d’œuvre et d’importantes quantités de matières premières. Cette forte demande de main d’œuvre et de matières premières débouche d’abord sur l’esclavage pour déporter les forces vives africaines, afin de satisfaire l’énorme besoin de main d’œuvre dans les industries, manufactures et grands domaines agricoles, et dans un second temps, sur la colonisation des pays africains pour exploiter massivement leurs matières premières. C’est d’ailleurs cette recherche effrénée de puissance financière, portée par la stratégie d’asservissement et de domination des nations, qui finit par déclencher la première Guerre mondiale en 1914. L’esclavage peut par conséquent être perçu comme une émigration forcée tirant son origine des visées égoïstes du Capital, avec son corollaire de crises générées plus tard par la colonisation et les deux guerres mondiales qu’a vécues l’humanité. Si nous revenons sur la recrudescence de la migration clandestine et ses véritables causes, nous pouvons poser que la quatrième révolution industrielle, appelée aussi révolution 4.0, révolution numérique ou digitale, contrairement aux précédentes révolutions industrielles qui ont nécessité un taux élevé de main d’œuvre, a réduit à la portion congrue la force du travail en la robotisant, en virtualisant la production et en digitalisant la finance. Ainsi, jadis, pour construire un building de plusieurs étages, il fallait des dizaines d’ouvriers, de spécialités et d’ingénieurs. A présent, il suffit de quelques ouvriers spécialisés et de robots pour arriver au même résultat. Les supermarchés, qui grouillaient de monde, sont virtualisés par les commandes qui se font en ligne et la livraison assurée par des services spécialisés et des vecteurs comme les «thiak thiak», de même que les banques et établissements financiers progressivement remplacés par le système E-monnaie. Il n’est ainsi plus besoin de se déplacer à la banque pour effectuer une opération financière. Avec un smartphone, on peut effectuer toutes sortes de transactions à distance. Ce phénomène peut aussi expliquer le rejet de la main d’œuvre que constituent les migrants. L’immigration forcée, qu’ont constituée l’esclavage et l’immigration dite clandestine, est ainsi un phénomène qui nous interpelle en tant qu’Africains.
Le phénomène de l’immigration clandestine sonne l’heure de l’éveil collectif de nos consciences. Impliquons-nous comme l’a fait la première génération de syndicalistes africains lorsqu’il s’est agi de libérer les peuples africains de la colonisation. Ahmet Sékou Touré de la Guinée, Maurice Yaméogo de la Haute Volta, Houphouët Boigny de la Côte d’Ivoire qui fut Secrétaire général du Syndicat des planteurs. Tous, on l’oublie très souvent, se sont pleinement impliqués dans les luttes de libération au point d’être portés à la tête de leur pays à l’indépendance. De ce fait, une analyse pertinente des vraies raisons de la migration irrégulière ou clandestine doit poser les questions pertinentes pour la transformation de notre continent.
En effet, l’Afrique détient la moitié des terres cultivables et le tiers des ressources minières inexploitées de la planète. En 2050, l’Afrique sera le deuxième continent le plus peuplé derrière l’Asie, et détiendra ainsi la plus forte croissance démographique, et par conséquent le plus fort taux de forces vives. Dans un tel contexte, doit-on accepter que l’Afrique soit le continent le plus riche potentiellement et le plus pauvre à la fois ?
Cheikh DIOP
Sg Cnts/Fc