Cheikh Mahi Ibrahim Niass vient d’effectuer une visite historique à Dakar. Ce séjour du calife de la Fayda recèle un grand sens, car il arrive dans la capitale sénégalaise au moment où de profondes déchirures menacent notre tissu social. Le Sénégal fait face à des tensions qui dépassent le cadre politicien, même si ce volet attire les médias et les observateurs. Le mal du pays est plus profond, et il a trait à notre commun, à la survie de la Nation en tant qu’entité fédératrice de nos différences qui ont toujours fait notre richesse. Notre pays subit ce que le sociologue Jérôme Fourquet appelle l’archipellisation, qui est un processus de fragmentation par lequel une société perd le sens des communs au profit d’une montée des individualismes, des communautés et des particularités sociales.
Cheikh Mahi Niass, intellectuel puissant, voyageur infatigable et fin connaisseur des arcanes politiques, a compris les enjeux actuels. Dans son interview accordée au quotidien Le Soleil, il touche à la racine du mal sénégalais : la perte progressive du sens collectif. Il précise inscrire sa visite dans la volonté de contribuer à réparer les communs dans un pays en crise, lui-même logé dans un monde assailli par des tensions diverses. Ainsi, souligne-t-il : «Nous devons nous connaître, créer des liens fraternels pour faire face aux défis de notre temps. Il est important que nous sachions ce qui nous unit et ce que nous devons et voulons faire de cette communauté de sentiments et d’idées, au-delà même des appartenances. Agissons en synergie, mobilisons nos énergies et nos intelligences en créant des cadres d’échanges.»
Notre société vit sous le joug non pas de la pensée, mais de l’opinion de plus en plus polarisée, visant à promouvoir l’affrontement politique sur des aspects moralisateurs, religieux ou identitaires au lieu de poursuivre notre structuration en tant que Nation politique au dessein commun.
Le risque est grand de voir les communautés qui composent la Nation se fissurer, ensuite se faire face du fait d’une instrumentalisation de l’ethnie, de la religion aux fins d’accès ou de maintien au pouvoir. Le brin d’allumette qui fera tout flamber a de grandes chances d’être la matière électorale, notamment dans un contexte où les institutions -en premier lieu la Justice- sont l’objet d’une défiance extrême. Il s’y ajoute une classe politique à la médiocrité sidérante, qui ne sacralise plus des choses essentielles comme la République, et une extrême pauvreté qui sévit dans les villes et les campagnes.
La première cause du mal sénégalais est le sabotage de l’école comme moteur de fabrication de l’humain et espace de socialisation de l’individu. La crise du savoir qui suinte de l’observation du débat public est la conséquence d’un niveau calamiteux d’une large frange de ceux qui nous gouvernent ou aspirent à nous gouverner. Un pays qui désacralise le savoir est en proie à de graves dangers qui menacent sa survie en tant que Peuple. Car l’ignorance qui s’allie à la précarité, sont des leviers d’accélération de la faillite d’un pays. Sur la nécessité de réhabiliter le savoir, le propos de Cheikh Mahi Niass est limpide.  Il appelle à un sursaut vers le logos dans la lignée de son père Baye Niass, qui «conseillait d’aller à la quête du savoir pour que le colonisateur quitte notre Patrie sans qu’on ait besoin de le combattre». Cheikh Mahi nous invite à aller «à la quête du savoir pour être des hommes libres prenant leur destin en main».
Cheikh Mahi Niass est enfin un internationaliste convaincu, à l’image de son vénéré père qui a parcouru le monde pour tisser les liens d’une humanité au service de la tolérance et du dialogue des cultures et des peuples. La visite du calife de Médina Baye a pour moi un sens profond, car elle est une réponse éloquente aux fondamentalistes, aux identitaires aux idées rabougries qui rêvent d’une ghettoïsation de notre société, loin du bouillonnement intellectuel et culturel du monde. Elle constitue aussi un message de fraternité universelle que l’un de nos plus éminents savants, une figure exceptionnelle de la lignée de la tijania, adresse au monde au moment où les islamophobes et les racistes ailleurs, indexent l’islam comme la cause de leur effondrement moral.
Cheikh Mahi Niass n’est pas un religieux enfermé dans sa mosquée en train de prêcher un islam reclus sur lui-même. Il n’est pas non plus un censeur qui promeut, au nom de la religion, un obscurantisme contraire à l’islam des lumières, notamment dans sa voie soufie. Il appelle à la sacralisation du savoir qui enrichit et libère l’homme, surtout les fidèles d’une religion dont le premier précepte est la recherche du savoir contenu dans le Livre.
Dakar a reçu  un calife profondément moderne, un homme de culture et de livres, qui montre que la foi qui imbibe le cœur de millions de Sénégalais est en phase avec la modernité ; qu’elle fait corps avec l’époque pour être la gardienne de la mémoire de notre Peuple. La mémoire sans laquelle, selon le sage de Kaolack, un homme n’a «ni repère ni référence».
Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn