Cheikh Mbow, coordonnateur de la Cosydep : «Le chef de l’Etat doit être plus à l’écoute des partenaires nationaux avec plus d’humilité et de respect»

Une semaine après la 3ème conférence sur le Partenariat mondial pour l’éducation (Pme), le coordonnateur national de la Coalition des organisations en synergie pour la défense de l’école publique (Cosydep) salue à travers cet entretien le succès de cette importante rencontre. Cheikh Mbow se prononce aussi sur la crise scolaire, jette un regard critique sur les ressources allouées à l’éducation et préconise des solutions radicales afin de faire le deuil des crises récurrentes qui menacent chaque fois l’année scolaire au Sénégal.
La troisième conférence internationale sur le Partenariat mondial de l’éducation vient de récolter 1 211 milliards de francs Cfa sur les 1 500 initialement attendus. On parle de succès de la rencontre de Dakar. Avez-vous le même avis sur la question ?
En ma qualité de membre du conseil d’administration du Partenariat mondial pour l’éducation pendant 4 ans, actuel doyen du comité de gouvernance du Partenariat mondial, mais ensuite ayant participé à la deuxième conférence qui s’est déroulée à Bruxelles en 2014, je peux dire que la conférence de Dakar a été un très grand succès. Succès de par la qualité des présences avec dix chefs d’Etat, 60 ministres, 1 200 participants. Ce n’était pas le cas à Bruxelles où nous n’avions pas un seul chef d’Etat. Cette présence de qualité et de haut niveau crédibilise les promesses et les engagements pris à Dakar. C’était aussi une réussite de par les résultats financiers obtenus le premier jour de la reconstitution de ressources : 2,3 milliards de dollars récoltés sur les 3,1 ciblés. Je voudrais rappeler que la reconstitution de ressources s’inscrit dans le cadre d’un processus. Obtenir 70% au lancement de la période de reconstitution de ressources est donc un motif de satisfaction. Il faut considérer que le monde a su démontrer que l’éducation est un enjeu international.
Nous avons aussi été satisfaits parce que toutes les parties prenantes se sont fortement mobilisées. Je parle notamment de la société civile. Celle sénégalaise a pu construire un document de position. La société civile africaine, autour de Cosydep et Ancefa, a élaboré la position africaine. Et la société civile globale, autour de Cosydep, Ancefa et Gce, a pu réunir 250 délégués venant de 50 pays à travers le monde entier pour construire la position de la société globale. Cela, pour dire que nous avons parfaitement joué notre rôle de veille, d’alerte, de proposition et avons stabilisé le dispositif de suivi des promesses. Au total, nous considérons que Dakar a été un grand succès.
Quelle trajectoire voyez-vous l’école sénégalaise prendre après la rencontre de Dakar ?
La conférence de reconstitution de ressources autour du Partenariat mondial pour l’éducation qui constitue le seul fonds, exclusivement dédié à l’éducation, cherche à collecter les ressources pour appuyer les plans sectoriels des pays. Le Sénégal a déjà bénéficié de 77 milliards du Partenariat mondial pour l’éducation. Nous n’avons cessé de défendre que les priorités du Partenariat doivent être celles des pays. Autrement dit, c’est au pays de définir ses priorités. Le financement du partenariat doit être aligné aux priorités du pays.
En tant qu’organisation de la société civile, nous avons insisté sur l’orientation du panier financier mondial. Nous avons soutenu que l’appui du partenariat soit surtout orienté vers les pays qui auront consacré des ressources domestiques importantes parce que nous sommes convaincus que considérer l’éducation comme étant un secteur de souveraineté signifie l’allouer un financement domestique ou intérieur important. Cette option est le gage d’un financement durable et soutenable. C’est en ce sens que nous en appelons à une forte mobilisation de la communauté nationale pour démontrer l’existence d’importantes niches de financement et considérer que l’Afrique est suffisamment riche, prospère pour financer son éducation. Nous pensons évidemment que le Sénégal va, dans ses orientations de financement du secteur, tenir compte des enfants qui sont à besoins éducatifs spéciaux, des 1 million 500 mille enfants qui sont hors école, des sous secteurs encore négligés : la petite enfance, le non formel…
Au-delà du financement, il faut rappeler que le Partenariat mondial, c’est surtout un esprit avec la recommandation de mettre en place des groupes nationaux des partenaires de l’éducation. Une table qui réunit gouvernement, syndicats, société civile, parents, partenaires techniques et financiers avec une égale dignité. Cela, pour attester qu’aucun acteur ne peut y arriver seul et pour inviter les acteurs à apprendre à travailler dans un esprit partenarial. Depuis maintenant un an, le Sénégal a mis en place un groupe national des partenaires de l’éducation, après un fort plaidoyer et d’importantes contributions de la Cosydep. Ce cadre doit constituer un espace de prise en charge des préoccupations, des besoins, des priorités des citoyens qui sont en réalité les principaux bailleurs de l’éducation au Sénégal. Le Sénégal, à plus de 90%, a pour principaux bailleurs les citoyens. Ce qui suggère une plus grande considération vis-à-vis des partenaires nationaux et ceux sociaux. Il faut une plus grande écoute en termes de planification du financement, plus d’humilité et de respects vis-à-vis des principaux que sont les citoyens et leurs organisations.
Le budget doit permettre de résoudre les besoins des communautés, en prenant en charge leurs priorités. Ce qui nous incite à souvent décrier l’inefficience du système éducatif sénégalais ; un pays parmi les champions en termes de ressources injectées, mais avec des résultats médiocres et donc inacceptables. Sur 10 enfants, 6 à 7 échouent à tous les examens. Cela doit être adressé. Le budget doit aussi nous permettre de résoudre la question enseignante qui perdure. Bref, nous considérons que le financement doit être plus orienté vers ceux qui en ont le plus besoin. C’est-à-dire les enfants et jeunes de familles modestes.
L’année scolaire 2016-2017 a été marquée par une accalmie. Celle de 2017-2018 démarre avec les nombreux mouvements d’humeur des syndicats. Quelle lecture faites-vous de tout cela ?
C’est avec beaucoup de désolation et d’inquiétude que nous enregistrons les menaces qui pèsent sur la présente année scolaire, comparativement à l’année précédente qui était relativement stable. Justement, une année stable devrait signifier aussi une année de consultations, de concertations pour des avancées significatives dans la mise en œuvre des consensus. Nous pensons que nous ne profitons pas des périodes de stabilité et de vacances pour anticiper sur les périodes de crise.
Aujourd’hui, la question qui est posée par les enseignants est liée au respect d’accords que le gouvernement avait qualifiés de réalistes et réalisables. Cette question doit être vidée. Compte tenu de sa complexité, du sentiment de frustration des enseignants et de la radicalisation des positions, nous pensons que le président de la République doit personnellement prendre en charge ce dossier. Il a la légitimité, les outils et les moyens pour vider cette question et ainsi solder ce passif avec les enseignants qui est évalué entre 60 et 80 milliards. C’est cela qui nous permettra de nous concentrer sur d’autres enjeux et défis éminemment stratégiques, liés à une éducation qui n’exclut personne, avec des performances améliorées pour chaque apprenant, pour un capital humain de qualité et en quantité.
L’autre question posée par les enseignants est liée à l’équité dans le traitement des fonctionnaires. On se rappelle que nous avions tous constaté que le système de rémunération était complètement désarticulé et injuste. Aujourd’hui, il est essentiel que cela puisse être corrigé. L’étude qui avait été engagée doit être partagée, appréciée de manière claire et objective en vue de permettre de corriger ces «inéquités».
Les multiples concertations de même que les recommandations issues des Assises nationales de l’éducation et de la formation devraient nous permettre de dépasser ces questions d’ordre matériel. Nous ne pouvons pas comprendre qu’un système éducatif soit perturbé par des ponctions de salaire, des retards sur des salaires, des questions de reclassement, d’avancement ; bref des points qui relèvent de l’orthodoxie dans le fonctionnement ordinaire et régulier de l’institution scolaire.
Nous avons noté que ce ne sont pas seulement les enseignants qui sont en mouvement. Il y a eu aussi des tensions qui nous viennent des élèves qui réclament des enseignants, des étudiants qui réclament leur bourse. Donc apparemment, c’est à tous les niveaux, du primaire au supérieur, avec tous les acteurs : l’élève, l’étudiant, l’enseignant. Cela mérite une attention particulière, d’autant que les perturbations touchent particulièrement l’offre publique d’éducation. Ça veut dire les enfants qui sont en majorité issus de familles modestes qui ne comptent que sur l’Etat pour être protégés et changer de situation sociale.
Ce premier trimestre de 2018 doit être mis à profit pour des avancées significatives permettant de restaurer la confiance face à la crispation des enseignants et à la radicalisation de leur position. Nous devons éviter les situations de pourrissement face à ce climat porteur de conflits qui nous somment à devoir encore sauver une année scolaire. Il est temps que l’école sénégalaise soit sauvée.
Quelle attitude radicale pensez-vous qu’il faudrait avoir pour éviter de sauver à chaque fois l’année scolaire ?
Nous pensons que c’est qu’il faut se résoudre à donner du sens aux diverses concertations, assises et autres consultations, ça c’est un. Deux : quand un problème arrive à un certain niveau de complexité, nous invitons le président de la République à prendre personnellement le dossier en main pour rassurer les parties prenantes. Troisième chose : nous pensons qu’il faut poser des actes concrets et significatifs face aux consensus établis avec les enseignants. Quatre : nous invitons à repenser le pilotage et le management du système. Il doit être plus à l’écoute des partenaires nationaux avec plus d’humilité et de respect. Nous avons aujourd’hui tous les instruments, tous les outils, toute l’intelligence, tout ce qu’il faut pour dépasser cette situation de crise permanente.
Les fuites aux examens sont maintenant un phénomène dans le milieu scolaire. Le dernier Baccalauréat a été secoué par ce mal. Récemment, l’académie de Thiès a connu ça avec les compositions. N’est-ce pas inquiétant ?
C’est très inquiétant. Le dispositif d’évaluation doit être maîtrisé et sécurisé. Il y va de la crédibilité de nos diplômes. L’avènement des réseaux sociaux qui amplifient ces fuites nécessite des réponses adaptées au contexte. Les services et directions qui ont en charge des examens doivent subir une évaluation externe avec un audit externe comme ce fut le cas avec les fonctionnaires. C’est cela qui pourrait nous permettre de voir les failles et de leur trouver des remèdes structurels.
Il faudrait que les autorités aient plus d’écoute envers les porteurs d’alerte. Nous savons que les fuites qu’on a connues avaient été prédites par des organisations comme la nôtre, des organisations syndicales, des collectifs d’enseignants. Quelle exploitation avons-nous fait de ces alertes ? Il faut qu’on se dise simplement et tout simplement que nous sommes tous mus par les mêmes intérêts. Par conséquent, quand un acteur, de par ses sources d’informations, alerte les autorités, elles doivent avoir une écoute beaucoup plus positive pour pouvoir les traiter à temps. Au-delà, nous pensons que la question des fuites appelle à évaluer le système d’évaluation, à repenser l’orientation et la guidance scolaire.
Quelle appréciation faites-vous du niveau d’application des directives présidentielles relatives aux Assises nationales de l’éducation et de la formation ?
Nous avions déjà mis en place un dispositif de suivi des recommandations issues des assises de l’éducation et de la formation, en partenariat avec la fondation Osiwa et conformément à l’engagement que nous avions pris devant le Président. Lequel dispositif avait eu à faire des études de perception qui nous ont montrées qu’il y a encore des efforts à faire. Il y a que le niveau de mise en œuvre des directives présidentielles est très faible en plus de la manière qui n’est pas conforme à l’esprit des Assises. L’une des directives du Président qui avait attiré plus l’attention, c’était de mettre en place un comité multi-acteurs de suivi des recommandations issues des assises. Ce qui n’est toujours pas fait. Nous en appelons aussi au chef de l’Etat pour qu’enfin il pèse de tout son poids pour que ce comité puisse être mis en place.
Nous rappelons que la flamme d’espoir des assises doit être entretenue. Chaque acteur doit avoir les possibilités de jouer pleinement son rôle, tout en étant d’accord que le décideur reste le gouvernement. Dans l’animation du système, il faut que chaque acteur soit valorisé et écouté pour nous permettre d’arriver plus vite aux résultats. Mais tant que ça sera l’affaire d’une partie, il nous sera difficile d’atteindre les résultats souhaités. Autrement, ça risque de connaître le même sort que les Etats généraux de l’éducation et de la formation.
Nous avons parlé tout à l’heure du financement de l’éducation en rappelant que ce sont les citoyens sénégalais qui sont les principaux bailleurs. Il faut donc plus d’espace pour pouvoir capter leurs priorités, leurs besoins en lien avec les organisations citoyennes, de la société civile, de parents d’élèves, de syndicats d’enseignants, d’associations d’élèves, d’étudiants.
Il y a beaucoup de moyens dégagés par l’Etat et ses partenaires techniques et financiers avec la mise en place des programmes comme le Paquet et le Paqueeb. Quel est l’impact réel de tous ces programmes sur le niveau des élèves ?
Nous considérons que ceux qui mettent le plus de ressources ne sont pas les partenaires techniques et financiers, ils ne sont pas à 10%. C’est surtout nous, les citoyens, qui sommes les bailleurs du système. Nous rappelons aussi que parmi ces grands bailleurs, il y a les analphabètes, les enfants exclus de l’école, les déscolarisés prématurés… Il nous faut un système plus équitable, plus juste à l’endroit de tout le monde.
L’autre élément, c’est qu’il faut faire en sorte que tous ces programmes et réformes puissent concourir à un seul objectif : l’amélioration de la performance des apprenants. Ce qui n’est jusque-là et constamment pas le cas. Il faut bien planifier l’école de la réussite pour arriver très rapidement à ce que 80% des apprenants maîtrisent au moins 80% des apprentissages. Tant que nous ne le faisons pas, nous aurons l’impression de gaspiller nos ressources, d’exclure injustement beaucoup d’enfants et jeunes au moment où on parle des Odd : «On ne doit laisser personne en rade.»
A quelle image renvoie la cartographie scolaire du pays ? Le niveau de couverture en infrastructures scolaires vous satisfait-il ?
Nous pensons que la carte scolaire et universitaire doit être fortement revue. La carte des exclus est aujourd’hui localisée, les besoins en infrastructures sont connus… Il y a eu des classes qui ont été fermées l’année dernière pour déficit d’enseignants, en plus du retour des classes spéciales qui ne sont pas des facteurs de qualité. Donc aujourd’hui, il faut une carte scolaire qui puisse adresser ces aspects en lien avec l’équité et la qualité. Comment faire en sorte que les zones les plus reculées, les zones rurales, que les distances qui séparent les enfants de l’offre d’éducation de qualité soient réduites. C’est ça qui pourra permettre évidemment d’être plus juste et plus équitable par rapport à tout le monde. Nous constatons que les zones frontalières méritent une attention particulière.
Il y a le développement de la politique de construction d’infrastructures scolaires. Est-ce que cela a entraîné une réduction croissante des abris provisoires ?
Nous comptons sur l’engagement du président de la République qui nous à promis que d’ici 2019 il n’y aura plus d’abris provisoires. Mais jusque-là, il faut dire que ces abris dits provisoires et qui sont devenus définitifs commencent à perdurer. Si le déterminant le plus important est l’enseignant, l’autre déterminant non moins important est l’environnement des apprentissages. Si vous avez des écoles qui sont en abris provisoires, qui ne commencent pas tôt et qui ferment tôt, si vous avez des écoles qui ne sont pas clôturer, ses écoles qui subissent la «cantinisation», des écoles où l’enfant n’est pas dans les conditions idéales de sérénité pour asseoir le savoir, si vous n’avez pas des écoles attrayantes, attractives où l’enfant est pressé de quitter chez lui pour aller à l’école, de rester le plus longtemps possible à l’école, si vous avez des écoles sans eau, sans électricité, cela ne concourt pas à la qualité des apprentissages. Donc, nous pensons évidemment qu’il est essentiel que la problématique liée à l’environnement des apprentissages puisse être adressée. Et nous sommes sûrs que nous avons aujourd’hui les moyens de le faire.
Est-ce que vous sentez de plus en plus l’implication des communautés dans la scolarisation des leurs enfants ?
Nous pensons que la communauté sénégalaise doit être plus proactive, avec des citoyens qui complètent et accompagnent le travail de l’enseignant à travers des cours à domicile, volontaires et bénévoles. Au-delà des comités de gestion qui sont mis en place dans les écoles et animés en réalité par un groupuscule de parents, nous pensons qu’il faut renforcer les organisations citoyennes qui sont dans et autour des écoles. Les Sénégalais ne doivent pas se positionner en spectateurs passifs, mais plutôt ils doivent considérer que l’école c’est aussi et surtout leur affaire. Il nous faut des communautés qui soient décidées à démontrer qu’elles sont les principaux bailleurs, les commanditaires et bénéficiaires du système. Et donc, des communautés éclairées, mais plus exigeantes.
Au fil du temps, l’école est devenue chère avec sa privatisation. Que faut-il faire pour la rendre moins chère ?
Il faut respecter les conventions que nous avons signées. La gratuité de l’éducation de base doit être une réalité au Sénégal. Gratuité signifiant que l’accès, le maintien et la réussite ne soient conditionnés par un quelconque frais. Il y a des enfants qui pour mille francs ne seraient pas capables d’accéder, de rester et de réussir à l’école. Il faudrait que les ressources publiques servent d’abord à l’offre publique d’éducation, qu’elles soient orientées vers ces enfants et jeunes qui ne comptent que sur l’Etat. L’offre publique d’éducation doit être revalorisée. Nous devons soutenir la gratuité de l’éducation et mettre fin aux multiples frais opportunistes : inscription, augmentation du fonds d’appui des examens… Les ménages sont trop sollicités pour un pays en développement, un pays où tu as une majorité de familles modestes. Cela n’est pas acceptable. Versez un cartable d’apprenants pour vérifier la source de ses outils pour se rendre du niveau inacceptable de sollicitation des parents. L’éducation est un droit qui doit être garanti par l’Etat. Beaucoup d’autorités, de personnalités, de leaders n’auraient pas réussi s’ils n’étaient pas supportés par les ressources publiques.