Cheikhna Cheikh Saadbou Abihi à Dakar : Sur invitation de Cheikh Youssou Bamar Guèye

A l’occasion de l’anniversaire de leur rappel à Dieu, je partage avec vous, à titre d’hommage, l’histoire pleine d’enseignements du passage à Dakar de Cheikhna Cheikh Saadbou Abihi, sur invitation de Cheikh Youssou Bamar Guèye, décédés respectivement les 12 et 17 juillet. Une visite qui constitue un témoignage éloquent de l’ouverture et de l’hospitalité légendaire du peuple lébou de la presqu’île du Cap Vert qui, à la suite du saint maître, a eu à accueillir, avec autant de ferveur, Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, El H. Malick Sy, comme il l’a fait par le passé avec Massamba Koki Diop, Ndiaga Isseu Dièye Diop et bien d’autres éminentes personnalités du Sénégal et d’ailleurs. Bonne lecture.
Cheikhna Cheikh Saadbou Abihi dont le nom signifie «le bonheur de son père», est un saint et une grande figure de l’islam en Afrique de l’Ouest. Son nom céleste est Al Moukhtar, «le choisi», un des noms du Prophète (Paix et salut sur lui). Il est né en 1848 dans le Hodh en Mauritanie, au Sud-est, à la frontière avec le Mali. Il est décédé le 12 juillet 1917 à Nimzat, au nord de Rosso, où il s’est établi vers 1909 pour y fonder un centre d’étude. C’est vers l’âge de dix-huit ans, cependant, qu’il a quitté son Hawdou natal pour le Trarza, sur instruction de son père : Cheikh Mohamed Fadel boun Maamiin, fondateur de la Fadiliya, une branche de la Khadriya. Sa mère Mariama est la fille de Ahmed Abdi. Une fois son installation dans le Trarza assurée, ainsi que la conquête des cœurs et la massification de son obédience confrérique, Cheikhna, trente-et-unième fils de son père, entreprit des voyages. Sur instruction divine, il renonça à sa volonté de se rendre à La Mecque pour aller visiter le Sénégal, afin de partager avec les populations de ce pays les bienfaits dont le Seigneur l’avait gratifié. La ville de Saint-Louis fut la première localité à accueillir, en 1872, «Al Moukhtar» (le choisi). Khali Madiakhaté Kala1 d’écrire, alors : «Est-ce la pleine lune qui nous est apparue, ou est-ce le bonheur de son père qui nous est venu ?» Le Gouverneur Coppolani se montra quelque peu hostile au marabout qui, ainsi, priait : «Barik lana Yaa Rabbanaa fi Senegal» (oh, mon Dieu, fais descendre ta bénédiction sur le Sénégal). En 1880, il effectua un deuxième voyage à la Venise africaine. Le Gouverneur De Lanneau, contrairement à son prédécesseur, opéra un rapprochement avec le guide religieux au prestige et à la renommée unanimement reconnus, pour qui la guerre éloigne de la vertu et qui a eu à sauver la vie d’explorateurs français faits prisonniers par une tribu guerrière du désert.
C’est à l’occasion de ce deuxième voyage que le Cheikh a rencontré le Ndeyi diambour2 Youssou Bamar Guèye, père du Ndeyi diambour Ablaye Guèye Youssou Bamar, grand-père du Ndeyi diambour Abdou Karim Guèye Cheikh Ibra. Youssou Bamar est né en 1797 et est décédé le 17 juillet 1919, à l’âge de cent vingt-deux ans. Mais d’aucuns pensent qu’il serait né sept années plus tôt et aurait vécu cent vingt-neuf ans, d’où son surnom post mortem Youssou Latif, en référence au nom divin «Ya Latif» dont le poids mystique est égal à 129. Il est le fils de Bamar et Aïta Samb. Il est le père de vingt-et-un bouts de bois de Dieu dont Babacar Guèye, Seyni Guèye, Abdoulaye Guèye, Cheikh Ibra Guèye et autres. On raconte qu’en 1914, lors de la délocalisation des «penths» de Dakar Plateau à la Médina, il fut accusé comme étant l’instigateur de la révolte contre les brûleurs de cases à Kaye Findiw, et arrêté avec Goornarou Guèye, Macodou Diène, Diam Diagne, Séllé Diop, Atoumane Mbengue, Latyr Mbengue et consorts… Cet acte de bravoure et d’autres lui conférèrent le surnom ancestral «Alkati Kaye» (Justicier de Kaye), selon son petit-fils Youssou Diouf. Mais, si l’on en croit Tafsir Gaye, un autre petit-fils du dignitaire, ce surnom renvoie plutôt au redresseur de torts qu’il était, car beaucoup de personnes qui se sentaient lésées avaient recours à son heureux arbitrage, son courage légendaire, sa véracité et sa générosité. Bref, le dignitaire lébou convia le pieux descendant du Prophète à Dakar, alors occupé par les Français depuis 1857.
Arrivé à cette fin de terre où se couche le soleil, probablement la même année, il fut accueilli en grande pompe par la communauté léboue réunie autour de Youssou Bamar Guèye et Alpha Diol (Serigne Ndakaarou3) ; lesquels il éleva à la dignité de Cheikh. Le Chérif fut porté en triomphe par les autochtones enthousiasmés par son charisme, son enseignement et sa grande sagesse. Sous sa tente dressée vers l’actuelle rue Carnot, il reçut l’allégeance de bon nombre de fidèles musulmans dont Ibra Bineta Guèye Mbengue4 (président des Fereys5 et porte-parole de la collectivité léboue auprès de l’autorité coloniale). Là, il reçut les promoteurs de la mosquée située à l’actuelle avenue Lamine Guèye (ex-Maginot) X Félix Faure. Le saint homme bénit leur projet ; il accepta en outre d’accomplir une prière à l’emplacement sur lequel Youssou Bamar et ses proches avaient l’intention d’édifier un lieu de culte : la Mosquée Khadre, classée patrimoine, où Cheikh Tourad, fils de Cheikh Talibouya et de Awa Guèye (respectivement petit-fils de Cheikh Saadbou et petite-fille de Youssou Bamar) a dirigé les prières en tant qu’imam plusieurs années durant. Pour rappel, Awa Guèye est la mère de Seuya (épouse de Cheikh Adramé), de Selama, de Hidja, de Oumoul Fadli (mère de Cheikh Atkhana), de Cheikh Adramé et de Tourad, le cadet.
On raconte que Cheikhna avait une fois révélé à Youssou Bamar qui s’inquiétait de la place qu’il occupe dans son cœur et de la pérennité de leur relation, après un rêve de fourmis noires et de fourmis rouges sortant d’une même fourmilière : «Ton sang et mon sang seront mêlés jusqu’à la fin des temps.» Annonce confirmée par les alliances nouées entre la famille du Cheikh et celle de son fidèle talibé, et qui font qu’ils partagent la même descendance, comme indiqué plus haut. On raconte aussi qu’un jour où le Ndeyi diambour lui fit part de son désir de voir Dakar se peupler et s’agrandir, il lui avait demandé du sable propre sur lequel il formula des prières, non sans lui promettre que la cité s’étendrait jusqu’aux endroits où serait éparpillé le sable béni. Les cavaliers envoyés par le dignitaire firent le reste ; aucun coin de la cité ne fut omis par les zélés coursiers. A Cheikh Alpha Diol qui souhaitait pouvoir s’entretenir avec lui où qu’il se trouve au monde, le Cheikh aurait dit ces mots : «Chaque fois que tu auras besoin de moi, creuse dans le sol un trou de la profondeur de ton avant-bras, parle dans le trou et je te répondrai.» Il en fut ainsi, raconte-t-on dans les «penths». Et Mame Alpha eut le privilège de s’adresser, comme par téléphone, chaque fois qu’il le souhaitait, à l’arrière-grand-père de mes frères, amis et marabouts, Beuh Aïdara, Alwalid et les deux Chaya.
Pour finir, je rappelle que le marabout est revenu plusieurs fois à Dakar. Je voudrais aussi dire une anecdote qu’aimait raconter ma mère, Adjaratou Diariatou Fall, à l’occasion des veillées familiales, dans le but d’enseigner à ses enfants l’humilité et le respect de la personne humaine, quelle que soit son apparence physique ou sa condition sociale. Anecdote, dit Mohamed Djimbira, qui n’étonne guère de la part du saint de Nimzat, qui préférait le fagot de bois de l’homme pieux à l’or du prince gonflé d’orgueil, et qui se voulait un simple grain de sable sous les pieds du Prophète.
Voici l’histoire : un jour qu’il descendait l’actuelle avenue Blaise Diagne, suivi de ses talibés, Cheikhna croisa un homme assis à même le sol à l’angle de rue devenue Armand Angrand. Après qu’il l’eut dépassé, le bonhomme l’interpella : «Cheikhna !» Le marabout suspendit le pas. «Viens !», poursuivit le mystérieux personnage. Alors, au grand étonnement de tous, le marabout rebroussa chemin et vint s’accroupir auprès de l’homme en haillons. Ils s’entretinrent longuement comme de vieux amis. Puis Cheikhna poursuivit son chemin sous les chuchotements des talibés. Arrivé à destination, il parla à peu près ainsi : «Lorsque j’aperçus l’homme de tout à l’heure, j’ai vu un pauvre en haillons, tout comme vous, mais lorsqu’il m’interpella, un ange m’a chuchoté à l’oreille qu’il fait partie des plus grands saints de cette génération.»
Abdou Khadre GAYE
Ecrivain, président de l’Emad
1/ Khali Madiakhaté Kala est né en 1835. Il est mort en 1902. Il est le fondateur du village de Keur Makala, qui se trouve au Cayor, dans la région de Thiès. C’est un érudit, écrivain, poète, maîtrisant parfaitement la grammaire arabe. Il fut juge dans la cour de Lat Dior Ngoné Latir Diop, dernier Damel du Cayor, mort en 1886 à Dékheulé.
2/ Le Ndeyi diambour est membre du gouvernement lébou. Il dirige le collège des diambours qui légifère et élit les dignitaires.
3/ Le Serigne Ndakaarou est la première autorité de la République léboue.
4/ Ibra Bineta Guèye a accueilli, en 1895, Serigne Touba sur le chemin de l’exil à son domicile du «penth» de Thieudème. Il était talibé de la confrérie khadre et oncle de Seydina Limamou Laye de Yoff.
5/ Le président des Fereys dirige le collège des Fereys, chargé des grands travaux.