Le journaliste Ibou Fall avait publié le quatrième volet de ses Sénégalaiseries, paru en 2011, sous le titre «Egocratres» : «Nous sommes gouvernés par leurs vanités.» Il y revenait sur toute une décennie où le «moi» de très fortes ou grosses têtes avaient fini de faire de toutes les affaires publiques et étatiques, un continuum de leurs différends personnels et un moyen de se rendre coup pour coup, en n’ayant cure de ce que leurs combats de coqs feraient à l’édifice Sénégal dans son ensemble. Notre pays aura énormément souffert de cette lutte d’égos démesurés. Toutefois, on pouvait dire que pour cette décennie, nos «égocrates» étaient dotés d’une certaine substance, ils avaient des atomes de démocrates et savaient être gentilshommes face à l’absurde et se mettre au-dessus de la mêlée. Il y a des coups qu’on ne saurait donner sur la scène politique, quels que puissent être les méchants ressentiments que nous inspirent nos adversaires. On arriverait à rêver que les duels soient à nouveau autorisés dans notre époque pour que dans ce pays, certains différends soient réglés entre hommes publics par la force du poing, hors de toute civilité !

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Près de deux décennies plus tard, le titre de Ibou Fall n’aura pris aucune ride. Le Sénégal se retrouve conduit par des égos maniaques qui, malheureusement, font de la répression et d’un annihilement de toutes les voix contraires un sport national, quitte à détruire tout un fonctionnement démocratique.Avec un régime autant à fleur de peau et si versé dans la répression du débat d’idées, ce n’est pas demain que paraîtra un album musical du même style que la satire dont Talla Sylla, leader du Jëf-Jël, avait gratifié les Sénégalais en 2003.

La chasse aux esprits libres
La dernière victime de cette chasse aux esprits critiques est Badara Gadiaga, chroniqueur à succès de l’émission Jaakaarlo de la Tfm. Nos prières et pensées accompagnent Bachir Fofana et Abdou Nguer, entre autres intervenants du débat public, que l’agenda de faire taire tous ceux qui pourraient éveiller des consciences de Sénégalais n’a pas épargnés. De façon méthodique, le pouvoir Pastef écarte de la sphère publique tous ses contradicteurs, en faisant fi de la forme et de la brutalité de ses méthodes. Que le temps peut être le révélateur de toutes les arnaques et impostures ! On parle de ceux qui sont parce que le Sénégal les aura laissé parler à gorges déployées et avec toute l’insolence qui va avec pendant des années d’opposition.

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De son dernier duel avec Amadou Bâ se dressant comme un matraqueur d’idées contraires, au point de faire oublier qu’il est l’un des vice-présidents de notre Parlement, Badara Gadiaga aura la malchance de voir toute une machine judiciaire mise en branle pour lui rappeler que dans ce pays, il faut désormais faire preuve de contrition après toute déclaration visant une certaine caste d’élus, à défaut de s’autocensurer et de se renier. C’est suite à son audition à la Division de la cybersécurité que Badara Gadiaga sera placé en garde à vue avec les chefs d’accusation de discours contraire aux bonnes mœurs, diffusion de fausses nouvelles et offense à une personne investie des fonctions de chef de l’Etat. Son «honorable» contradicteur l’aura plus tendre ou bénéficiera du service camarade puisqu’il rejoindra ses proches après son audition.

Devant les enquêteurs, les avocats de Badara Gadiaga saluent un client droit dans ses bottes, constant dans son discours et courageux pour réitérer ses propos et confirmer qu’il base ses dires sur un jugement rendu. Si donner son avis en s’inspirant d’une réalité vécue par tous donne des billets pour la prison, la Vision Sénégal 2050 peut faire de l’édification de maisons d’arrêt et de correction l’un de ses chantiers. Leurs geôles risquent d’être surpeuplées. La marée humaine ayant accompagné Badara Gadiaga à son audition et l’élan de sympathie de toute la classe politique, la Société civile, une partie des médias et les citoyens lambda, en disent long sur un esprit sénégalais où tous tiennent à leurs libertés.

Le saut dans la brèche post-véridique
Le traitement réservé à Badara Gadiaga, en plus d’être choquant, renseigne sur un terrible basculement dans notre pays. En mettant en prison Badara Gadiaga pour discours contraire aux bonnes mœurs, le Sénégal vient d’ouvrir davantage une brèche dans son glissement vers une ère de post-vérité. Les vérités dérangeantes et malvenues, pour reprendre la philosophe Myriam Revault D’Allones, sont transformées en «opinions» dont l’on veut forcément nier leur ancrage sur des faits réels et irréfutables. Ces faits, nous les avons tous vécus et le pays souffre encore de leurs effets néfastes. Mais on voudrait par la force que confère un pouvoir répressif, en faire des vues d’esprit qui ne doivent pas titiller un prince. Si lire l’énoncé d’un jugement prononcé par les cours et tribunaux sénégalais et le balancer à son contradicteur peut être reproché à Badara Gadiaga comme l’expression d’une opinion contraire aux bonnes mœurs ou de la diffusion de fausses nouvelles, notre démocratie aura sombré tragiquement dans des heures noires.

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Si à chaque débat, sortie publique et émission où les têtes couronnées du parti Pastef se feront laminés, le Ministère public devra venir à leur rescousse à coup de poursuites judiciaires contre leurs contradicteurs, le jeu démocratique en est faussé et les geôles sénégalaises risquent d’être débordées avant la fin de mandat. On nage en plein délire sectaire, voire fanatique, si on n’est pas en mesure de rappeler à des gouvernants leurs errements, engagements, promesses, égarements et faux-pas. Cela est d’autant plus grave qu’à force de canonisation, toute critique des dirigeants est défendue. Tout argumentaire pour déconstruire tout ce qui ne va pas dans la gestion actuelle du pays est vite transformé en projectile hérétique dont il faut vite corriger l’envoyeur.

A chaque régime, son Frankenstein
«Penser ce qui nous arrive» est l’un des principaux piliers de la réflexion de Hannah Arendt. En pensant à ce qui arrive au Sénégal actuel, on peut se dire que c’est une belle démocratie qui vit un naufrage avec une montée progressive de réflexes totalitaires et de dynamiques d’oppression. Tout ce qui faisait le charme du débat constructif, de la respiration démocratique et du fonctionnement viable des institutions se perd. Des caprices d’hommes et l’excitation d’une meute auront tordu l’âme d’une Nation pour la rendre méconnaissable en si peu de temps. De cette distorsion, la seule joie à tirer est que du néant, des figures emblématiques naissent. Ousmane Sonko est une création des errements de la gouvernance Macky Sall. Badara Gadiaga, face à la tragédie de son sort, est devenu une création du régime Pastef, et il ne sera pas aisé de l’effacer. Le droit-de-l’hommiste Alioune Tine aura souligné cette contre-productivité de la répression et de la persécution qui dope les personnalités en popularité et sympathie, mais la levée de boucliers contre sa déclaration atteste que le monstre de la répression n’a pas fini d’enfanter des idoles sous nos cieux.

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Badara Gadiaga incarne un esprit, il est une mélodie dans le concert démocratique qui aura toujours bercé le Sénégal. Ce soir, son siège à l’émission de Jaakaarlo sera vide car la machine s’emballe pour lui coller davantage d’embrouilles. Mais il sera pleinement occupé par toutes les âmes et voix de Sénégalais épris de démocratie et de liberté. Il le dit si bien : «Je préfère cent ans de prison à une seconde de liberté sans honneur ni dignité. Je préfèrerais mourir debout.» Un homme, quand il refuse, il dit non, prête-t-on à l’Almamy Samory Touré. Il est un moment dans ce pays où les gens oublient que du sang ceddo, dans tous les sens du mot, aura arrosé la marche de cette Nation vers la liberté. Que le courage assumé peut être une chanson douce face à l’adversité !
Par Serigne Saliou DIAGNE – saliou.diagne@lequotidien.sn