Autour du thé, on construit une histoire d’amour. A travers cette dernière, on construit le discours d’une humanité qui est rencontres. Amour, rencontres, humanité, le «Black Tea» de Abderrahmane Sissako se boit en pensant «aux douces perspectives»

 

Par Moussa Seck – Pathé éteint ses lumières et l’un de ses énormes écrans, diffuse. «Le film que vous allez voir est né sous une bonne étoile.» Signé Arte. Succès garanti ? L’avenir répondra à cette question. Pour aujourd’hui, 5 octobre 2024, suivons…Premières images, un mariage. Pas d’étoiles dans les yeux de ceux supposés s’unir. Blanche, la robe de mariée. Sombre, l’humeur de la future mariée. «Je ne veux pas vivre mon futur dans le mensonge et dans l’amertume.» Toussaint et Aya ne sont pas Romeo et Juliette. «Je dis non» : Aya s’en alla. La dame en blanc dévale des ruelles. Une musique l’accompagne. Yeux et langues déballent sur elle. Nul n’entend ce qui se dit la concernant. Les équipes de Abderrahmane Sissako ont masqué les commérages par de la musique. Pour marquer la transition. Libérée, Aya. Paroles de la musique de libération : «It’s a new life for me. And I’m feeling good.» Le bonheur à une autre langue, jaillit d’un autre continent. La black Aya est projetée en Asie, dans un pays de thé. Et c’est chez Xi Jinping (cette info est peut-être fausse) que Black Tea, le nouveau film de M. Sissako, se joue.

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Black Tea est un film-monde, un film du Monde, un film où des mondes fusionnent pour enfanter d’un univers singulier. On y commerce en arabe, y dialogue en mandarin. En langue du Cap-Vert on y chante et sur de l’Afrobeat on y danse. Un tailleur de Chine (cette info est peut-être fausse) y travaille du wax. Et dans «ce quartier» de cette Asie lointaine, on mange, Chez Ambroise, aloco et athiéké sur une table garnie de jus de bissap. Bissap, feuilles rouges, thé, feuilles vertes. Thé ? «Le thé et l’art du thé» enseigné à Aya par Wang Cai. Un art soucieux du détail où il faut savoir poser, au millimètre près, sa phalange sur une partie précise de la théière. Un art qui exige d’avoir de la maîtrise sur sa respiration. Un art olfactif et du toucher. Un amour du thé… La black et le thé, explications de M. Sissako : «Je voulais d’abord montrer que Aya s’intéresse à l’autre, à la culture de l’autre. Elle veut construire quelque chose.» Elle rêve même d’un espace de thé dans son pays d’origine. «Je voulais montrer qu’elle était capable d’embrasser la culture de l’autre.» Aller vers l’autre, embrasser sa culture, de la bouche de Abderrahmane Sissako, c’est une force et non une faiblesse.

Un amour pudique
Black Tea, c’est l’histoire d’un amour construit autour du thé. Spoiler : vous n’y trouverez de grandes déclarations hollywoodiennes, non plus, de romance extrêmement ritualisée à la française. Pas de publique déclaration. Pas de pompeuse rose. Il y a des feuilles de thé qui drapent un amour, enlevées une à une, à coups d’œillades dans la boutique, de pudiques touchers dans la cave où s’apprend l’art du thé. Ce, avec la complicité d’une quasi constante nuit qui enveloppe cette pudeur dans le secret de son obscurité. On se laisse ainsi tenir la main par Abderrahmane Sissako qui, après une longue phase de nuit, laisse Wang Cai dire que «le thé noir a un goût lumineux», pour faire comprendre à Aya que c’est elle, le plus lumineux des goûts. Décor de déclaration : la verdure d’un champ de thé. Et il y a un papillon comme troisième personnage.

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Le papillon ne passe-t-il pas par plusieurs étapes de métamorphoses avant d’être cet être de couleurs et de beauté qu’on connaît. Peut-être là, un symbole de cet amour construit dans la pudeur, avec plusieurs étapes et qui se déclare, enfin, en plein jour. Là, qui veut pourrait entendre que c’est un choix artistique, de construire souterrainement un amour pudique de nuit avant de l’exposer au jour…La cave c’était, dit Abderrahmane Sissako, pour «donner à ces deux personnes une forme d’intimité, pour se connaître, se rapprocher petit à petit et que le toucher arrive parce que ça c’est important. C’est un cinéma qui ne montre pas que les gens s’embrassent et que c’est ça l’amour. Ce n’est pas ça. Il y a le respect de l’autre, il y a une quête de quelque chose avant de se lancer dans une aventure beaucoup plus complexe qui est de se marier».

«La Chine n’a pas voulu de ce film…»
Mais, si Black Tea est à 90% un film nocturne, c’est parce que Abderrahmane et ses équipes ont dû contourner une contrainte. En effet, «la Chine n’a pas voulu de ce film parce qu’elle a estimé sans le dire et le mentionner, que le personnage principal chinois ne représente pas les valeurs chinoises, parce qu’il est avec une Africaine. C’est extrêmement grave, lorsqu’un pays aussi fort va dans ce sens», révèle M. Sissako en conférence de presse. Mais, «on ne peut pas attacher les bras d’un artiste». Solution : «je suis parti à Taïwan, parce que c’est la Chine, c’est la même langue et cetera», même si une différence de dimension est apparue. «Et donc, lorsqu’on fait face à une réalité, c’est ça la force et la magie du cinéma, il faut s’adapter. Pour m’adapter au lieu, à mon repérage, j’ai décidé de faire le film la nuit. C’est ça la raison. Le scénario ne disait pas ça. Le scénario se passait le jour et la nuit m’a permis de créer une intimité, d’être dans l’intime, de ne pas aller dans ce sens-là, où je montrais vraiment le côté presque documentaire avec Guangzhou, une ville d’Africains très chargée».

Li-Ben, génération Bluetooth
La Chine du rejet dans le film, c’est sans doute ce vieux qui compare les noirs de «ce quartier», qu’il veut faire quitter à son petit-fils, à des animaux. Le petit-fils, lui appartient au monde d’aujourd’hui. «Cette route de la soie, pour moi, elle n’a pas de sens si elle ne met pas les gens ensemble», dit Li-Ben au vieux. La phrase est importante aux yeux du réalisateur qui la répète en conférence de presse. Route de la soie dans le film, et dans les questions de la presse à Sissako. «Il ne faut pas que l’Afrique soit un terrain économique pour les autres pour prendre seulement des choses. Nous avons longtemps souffert de ça et nous cherchons à changer ça», challenge-t-il. Avant de faire preuve de cette grande lucidité : «La Chine peut être une chance, elle peut être aussi une malchance. C’est à nous de nous positionner. C’est à nous de transformer cette route de la soie qui est une route économique en une route véritablement de rencontres humaines.» Il doit en être ainsi, «parce que nous avons à donner à l’humanité, nous avons donné, nous donnons à l’humanité». Senghorien, ce Sissako, qui dit que «non seulement nous sommes capables de donner, mais de prendre aussi. Et cette dynamique, cette vision du continent, je pense que c’est très important».

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Les idées de Bluetooth, d’une connexion entre ces spécificités qui font un monde seront évoquées par le fils de Wang Cai. Elles traduisent aussi l’idée de Abderrahmane Sissako selon laquelle «l’humanité, de toute façon, n’est que rencontre». Peur, méconnaissance, rejet de l’autre (le réalisateur préfère ne pas parler de racisme) peuvent malheureusement naître de ses rencontres. Et, «l’artiste doit toucher ces sujets-là et les montrer s’il le peut». Boire beaucoup de tasses de Black Tea pourrait aider à cultiver l’idée de Bluetooth de Li-Ben. Boire «aux douces perspectives», comme conseillé par ce personnage français dont on ne connaît l’existence qui via une anecdote contée par l’ex-femme de Wang Cai.