Cinéma : Et si demain, l’Ia jouait les premiers rôles ?

Lorsqu’on l’interroge sur les tâches qui ne pourront jamais être réalisées par l’Ia, Julien Breitfeld, consultant en innovation, répond sans détour : «Il n’y en a pas !» Régulièrement missionné par l’Association des réalisateurs-producteurs pour produire des notes à propos de l’Intelligence artificielle, il assure que l’Ia générative est sur le point de bouleverser l’industrie cinématographique.La fin du doublage ?
Et si demain, l’Ia produisait des doublages semblables aux voix humaines ? «La question n’est plus de savoir si ça va arriver, mais quand», avertit Samuel Julien, directeur du studio de doublage Dizale. Mi-janvier, la voix du défunt Alain Dorval, ancien doubleur français de Sylvester Stallone, a été reproduite par Ia pour la bande-annonce du film Armor. Plus bluffant encore, l’Ia générative permet désormais de faire parler un acteur dans une autre langue, tout en conservant sa voix et ses intonations. Une technologie récemment utilisée dans le film The Brutalist, en lice pour les Oscars, pour parfaire l’accent hongrois de l’acteur américain Adrien Brody. Dernière innovation majeure, la technologie du lip-sync. Celle-ci permet de modifier les mouvements labiaux d’un acteur et de les faire correspondre à la langue du doublage. De quoi remplacer les doubleurs par des intelligences artificielles ? «On s’y refuse», assène Samuel Julien. «Et si ça doit arriver, je changerai de métier», s’empresse-t-il d’ajouter. Comme beaucoup, il s’inquiète des conséquences sur la qualité des doublages obtenus et sur la vitalité des imaginaires culturels : «En recourant à l’Ia, on fige la langue. On l’uniformise.» Alors, la profession se mobilise. Depuis mai dernier, le mouvement #TouchePasÀMaVF regroupe les voix les plus célèbres du doublage francophone.
Des scénaristes indignés : «C’est du vol, du pillage»
«Je pense que l’Ia prend une place disproportionnée dans le débat, au vu de son utilité véritable», confie d’entrée la scénariste et romancière Julie Peyr, récompensée aux César il y a neuf ans. Le principe de fonctionnement de ces outils, qui s’entraînent à partir de bases de données existantes, constitue, selon elle, un handicap colossal pour innover artistiquement. «Les propositions de ChatGPT sont systématiquement de l’ordre du lieu commun», assure-t-elle. A l’heure actuelle, c’est avant tout pour le respect de leurs droits d’auteur que les scénaristes s’inquiètent. Une enquête du magazine américain The Atlantic a récemment confirmé les soupçons de nombreux auteurs : les dialogues de milliers de films ont été utilisés pour entraîner des Ia génératives accessibles au grand public. «C’est du vol, du pillage», s’agace Julie Peyr, qui pointe le manque de transparence et l’absence de contrepartie financière. Aux Etats-Unis, certaines affaires ont été portées devant la Justice. En 2023, la comédienne Sarah Silverman a attaqué OpenAI pour violation de ses droits d’auteur. Sans obtenir gain de cause. La même année, les scénaristes de Hollywood s’étaient mis en grève, exigeant davantage de transparence de la part des studios quant à leur utilisation de l’Ia.
Le droit à l’image des acteurs en péril
Le développement de l’Ia générative est loin d’être sans répercussion pour les acteurs. Leur emploi et même leur intimité semblent en péril. La technologie du deepfake, qui permet de superposer la voix et le visage d’une célébrité sur ceux de n’importe qui, permet de les faire apparaître à l’écran sans leur accord. Emma Watson, Scarlett Johansson, Natalie Portman ont ainsi toutes été victimes de deepfakes pornographiques. Il y a un an, Taylor Swift en a également fait les frais. De telles vidéos pornographiques pourraient bientôt être générées ex nihilo, sans support vidéo initial, explique Julien Breitfeld. Des scènes charnelles sans chair humaine. Certains Etats américains, comme la Californie, ont décidé de légiférer pour interdire ce type de contenu.
L’Ia, déjà indispensable en post-production
Ces dernières années, l’Ia a fait son apparition dans le quotidien des monteurs pour les décharger des tâches les plus fastidieuses. Sans que cela nuise à la qualité du résultat. Quentin, étudiant en Bts audiovisuel, confie l’inquiétude de ses professeurs : «Maintenant, on sait qu’un montage correct peut être fait par Ia. Donc nos enseignants nous incitent plus encore qu’auparavant à développer une patte créative, pour se démarquer.» A terme, le nombre total de films produits pourrait exploser, et à des coûts nettement moindres, explique Julien Breitfeld. Certains producteurs se frottent les mains. La structure même de l’industrie cinématographique pourrait être bouleversée, avec des dépenses davantage concentrées sur le marketing et la distribution. Le secteur du sous-titrage, notamment, est déjà violemment touché. Inquiets pour leur emploi et pour leur art, presque tous les métiers du cinéma se mobilisent : «On va se battre. Et ce n’est pas seulement pour défendre notre gagne-pain», résume Samuel Julien.
Rfi