Avant même l’ouverture du Festival de Cannes, mardi 16 mai au soir, les premières polémiques agitaient déjà la Croisette : Johnny Depp, Maïwenn, Adèle Haenel… Et si, à première vue, il n’y a pas de grand manifeste politique en vue pour la Palme d’or, le plus grand rendez-vous du cinéma au monde sera inévitablement rattrapé par les défis et bouleversements de notre époque. 

L’édition 2023 du Festival de Cannes fera date. Avec sept réalisatrices sur 21 films, le nombre de femmes en lice pour la Palme d’or a enregistré un record. Avec le film sénégalais Banel et Adama de la Franco-Sénégalaise Ramata-Toulaye Sy et le film tu­nisien Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania, la compétition marque aussi l’espoir incarné par la nouvelle génération de réalisatrices africaines. Côté femmes, le festival semble effectuer un parcours sans faute depuis quelques années. A partir de la montée des marches pour la parité, en 2018, de 80 réalisatrices, actrices et productrices du collectif 50-50, les choses ont profondément changé. Dorénavant, les comités de sélection et le jury sont paritaires. En 2019, la Franco-Séné­galaise Mati Diop avait reçu le Grand Prix pour son premier long métrage Atlantique. En 2021, avec Titane, la Française Julia Ducournau est devenue la deuxième réalisatrice récompensée de la Palme d’or. Depuis 2023, l’Allemande Iris Kno­bloch est la première présidente dans l’histoire du festival.

Mais le mouvement #MeToo continue de laisser des traces. Provoqué par le scandale Weinstein, producteur américain longtemps très courtisé par Cannes, le mouvement a atteint ses limites en 2020, avec la consécration aux Césars de Roman Polanski, malgré le fait que le réalisateur est toujours cherché par Interpol et accusé par plusieurs femmes de viol. C’est à ce moment-là que l’actrice Adèle Haenel, 34 ans, avait quitté brusquement la cérémonie des Césars. Trois ans plus tard, dans une lettre publiée sur le site de Télérama, elle a publiquement annoncé quitter le monde du cinéma «pour dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels, et, plus généralement, la manière dont ce milieu collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu’il est».

Le lettre ouverte de Adèle Haenel
Réponse de Thierry Frémaux lors de la conférence de presse du 15 mai à Cannes : «Sans doute pour des raisons d’une certaine radicalité, elle a été obligée de faire ce commentaire sur Cannes qui était évidemment tout à fait faux, erroné. Elle ne le pensait pas lorsqu’elle venait en tant qu’actrice au festival, j’espère qu’elle n’était pas dans une contradiction folle. Quand elle dit ça, je peux simplement dire : ce n’est pas vrai.» La réalisatrice Justine Triet, en compétition avec Anatomie d’une chute, déclare au micro de Rfi comprendre la colère de Adèle Haenel. «Je trouve son attitude très belle. Je suis atterrée du lynchage sur les réseaux lors de ses apparitions. L’enga­gement politique de Adèle Haenel est très précieux et très beau. Après, moi, je pense qu’il est très intéressant de pouvoir travailler de l’intérieur, de pouvoir déconstruire les choses de l’intérieur. Moi, j’ai envie que Adèle Haenel prenne une caméra et filme son engagement. Je pense qu’il faut résister. Il faut produire des images politiques, inscrire son cinéma, et exister dans le cinéma. Après, je suis extrêmement touchée par les paroles de Adèle Haenel et je pense qu’elles sont le reflet de beaucoup de gens dans la société et pas que dans le cinéma. Des gens qui n’en peuvent plus de ce monde et qui veulent changer ce mon­de.»

La colère du mouvement social et le château de Versailles
Depuis la lettre de Adèle Haenel, le Festival de Cannes et le monde du cinéma sont-ils cernés d’adversaires et d’ennemis ? Non. Là où Emmanuel Macron a échoué, Thierry Frémaux est en train de brillamment réussir. En mars, le Président français avait dû reporter la visite du Roi Charles III au château de Versailles pour éviter d’enflammer encore plus le mouvement social. Ce mardi 16 mai, si tout va bien, le Directeur général du Festival de Cannes recevra, avec son calme de judoka et le faste du tapis rouge, le beau monde du cinéma au Palais des festivals. Sur l’immense écran du Grand Théâtre Lumière, la noblesse du VIIe art verra un Johnny Depp transformé en Louis XV dans la galerie des Glaces du château de Versailles.

Si tout va bien. Car, en amont du festival, le syndicat Cgt-spectacle avait annoncé de possibles coupures d’électricité à Cannes pour continuer la lutte contre la réforme des retraites… En attendant, certains s’offusquent de la présence de Johnny Depp, devenu persona non grata à Hollywood, après des accusations de violence sur sa dernière épouse. Un autre incident rend l’histoire du film d’ouverture encore plus croustillante. La réalisatrice Maï­wenn, qui incarne dans Jeanne du Barry elle-même la maîtresse du roi, vient d’avouer avoir agressé physiquement le journaliste Edwy Pleynel. Ce dernier est président de Media­part, un journal d’investigation en ligne qui s’est penché sur des soupçons de viol visant l’ancien roi du cinéma français, Luc Besson, avec lequel Maïwenn s’est jadis mariée à l’âge de 16 ans… Pour compléter le tableau, le film est cofinancé par l’Arabie Saoudite, nouvel acteur dans l’industrie cinématographique, malgré l’effroyable scandale du meurtre du journaliste Jamal Kha­shoggi, torturé, assassiné et démembré en 2018 au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul par un commando d’agents saoudiens.

Engagement et discrétion
Au sein du festival, jusqu’ici, aucun engagement ouvertement politique n’est affiché cette année. Malgré l’oppression continue et renforcée des femmes en Iran et en Afghanistan, aucun geste symbolique, comme jadis le siège vide pour le cinéaste iranien Jafar Panahi, n’est envisagé. Après l’invitation spectaculaire, l’année dernière, de deux films ukrainiens dans la sélection officielle et du Président ukrainien Volodymyr Zelensky lors de l’ouverture du festival, le soutien visible à l’Ukraine se réduit cette année à un petit badge au revers de la veste de Thierry Frémaux. Et le cri «No War», poussé l’année dernière par le cinéaste russe Kirill Serebrennikov en compétition, semble avoir laissé place à un accord tacite de ne plus inviter de films russes dans la sélection officielle. La même discrétion s’observe au niveau de l’engagement écologique. En 2021, le choc de l’épidémie de Covid-19 avait fait naître au cœur du festival, l’action «Le cinéma pour le climat». Une programmation de six documentaires et d’une fiction pour «incarner cinématographiquement cet engagement écologique». Cette année, le sujet semble être devenu trop anxiogène pour la sélection officielle. Le festival se contente de communiquer sur la réduction des émissions de carbone et des déchets sur le lieu de l’événement et sur la contribution environnementale obligatoire pour les festivaliers. Les 1 340 000 euros collectés jusque-là ont été investis dans des projets verts locaux, nationaux et internationaux. Reste à s’attaquer à la question difficile de la production des films ou du nombre d’atterrissages et de décollages d’avions à l’aéroport de Cannes pendant le mois du festival (estimé en 2018 par une association écologique à 1700).

Une confiance et une fréquentation retrouvées
Entretemps, les affaires reprennent dans l’industrie cinématographique et la crise du Covid-19 semble presque oubliée. Avec 19 millions d’entrées en avril 2023, le nombre de spectateurs dans les salles de cinéma en France a dépassé la moyenne mensuelle des années 2017-2019. Et Thierry Frémaux a révélé que malgré les 13 000 accrédités professionnels (une augmentation de 15%), il a dû refuser cette année 10 000 demandes d’accréditation. Le Délégué général et sa nouvelle présidente, Iris Knobloch, se montrent même optimistes par rapport à leur combat contre la suprématie des plateformes. Longtemps raillé pour son refus absolu d’accueillir des films de Netflix qui ne sont pas d’abord programmés dans les salles françaises, Thierry Frémaux a fièrement annoncé la sélection de Killers of the Flower Moon, nouveau chef-d’œuvre de Martin Scorsese produit par Apple, avec Leonardo DiCaprio et Robert De Niro dans les rôles principaux. Et la plateforme s’est engagée via Paramount à sortir le film d’abord dans les salles en France avant de le diffuser sur Apple Tv. Pour la direction du festival, il ne s’agit aucunement d’une exception, mais plutôt d’un tournant. Et Apple et Amazon ont annoncé vouloir investir 1 milliard de dollars par an dans la production cinématographique. «Le vieux débat, qui consiste à opposer les plateformes et les salles, n’a plus lieu d’être», promet Iris Knobloch pour qui le Festival de Cannes doit «rester la référence artistique absolue du cinéma mondial».
Rfi