Coïncidence ? Parmi quatre films africains en lice à Cannes en 2025, dans différentes sélections, deux éclairent le rôle paternel dans l’Afrique contemporaine. Autorité et respect des normes sociales du côté de Yaoundé, avec «Indomptables». Transmission et respect familial du côté de Lagos, avec «My Father’s Shadow», une pépite qui demeurera le premier film nigérian jamais projeté dans le temple cannois du cinéma. Et sûrement pas le dernier.

Tabassage, chicotage et torture de la pendaison inversée par les pieds (le Tsurushi, né au Japon !). Le commissaire Billong dont le réalisateur Thomas Ngijol endosse le costume cravate strict, n’y va pas par quatre chemins. Pressé par ses supérieurs d’obtenir des résultats suite au meurtre d’un collègue policier et faute de moyens «scientifiques», l’entend-t-on se plaindre, il n’a que faire des procédures pour faire cracher des suspects raflés parmi la délinquance de Yaoundé. «Fumeurs» de drogue et/ou dealer, voleurs, etc., abondent ici. En parallèle, avec ses propres enfants, il fait régner une autorité rigide, un respect sans faille des normes, dans une ambiance qui a poussé sa fille aînée à déguerpir du foyer et terrorise ses fils, tandis que sa femme est enceinte d’un petit dernier. Après avoir tabassé les uns ou engueulé les autres, ce flic genre incorruptible tient à serrer la main de sa victime dans un geste, disons, de réconciliation. «Je n’ai pas d’animosité contre toi, considère que je ne fais que mon boulot…», pourrait être le sens sous-tendu d’un geste dans lequel on retrouve un zeste de l’humour acidifié d’ironie propre au comique français bien connu. A ce titre, Ngijol compte à son actif quatre comédies «calibrées». Quel motif donc l’a conduit à s’émanciper d’un genre éminemment commercial pour verser dans un polar prétexte à introspection de la société camerounaise et forcer un bastion du cinéma d’auteur où l’on préfère plutôt le style d’un Souleymane Cissé ? Réponse : un retour à ses propres racines associé à un coup de pouce du destin. «Je suis le premier des enfants de mon père (un sociologue camerounais) à être né en France et dès l’âge de cinq ans, j’ai multiplié les allers retours Paris-Yaoundé. Un jour, vers 1999 je crois, je suis tombé sur un documentaire du Franco-Bulgare Mosco Boucault, Un Crime à Abidjan, enregistré par un grand frère sur une chaîne culturelle. J’ai été saisi par quelque chose qui me dépassait. Ce documentaire m’a personnellement resitué…» A traduire sans doute par : «resitué» en tant qu’enfant de la diaspora africaine. C’est ainsi que, 20 ans plus tard, une des stars chéries du stand-up franco-français s’est lancée dans la délocalisation de l’action d’Abidjan à Yaoundé, sans difficulté dit le cinéaste, et la transposition du commissaire Kouassi, le flic ivoirien, en Billong camerounais. Un polar pour la forme qui offre l’opportunité d’un voyage choc dans les tréfonds de la société camerounaise soumise à des pannes d’électricité. Avec quelques lueurs de comédie pour souligner le tout, l’apport personnel de Ngijol à un récit déjà écrit mais brillamment interprété par lui-même. Au vrai, il y a tant de Ngijol dans Billong. S’il n’a pas totalement convaincu, ni public ni jury de la Quinzaine, il est facile de parier qu’il reviendra à la charge.

«My Father’s Shadow» de Akinola Davies Junior (Un certain regard)
«Yes sir.» (Oui Monsieur.) C’est ainsi que ses fils répondent, en toute rigueur, à leur père Folarin, interprété par le Britannico-Nigérian Sope Dirisu, également co-producteur du premier film du très talentueux Akinola Davies Jr. Akinola est également un des deux enfants, personnages d’un film semi-autobiograpique, fort en émotions dans un respect absolu des règles : unité de temps et de lieu. Action. Notons que ce «yes sir» quasi militaire témoigne d’une éducation non moins rigide que celle que Ngijol-Billong entendrait imposer à Yaoundé. (Voir plus haut). Mais le propos est autre. Nous sommes le matin du 12 décembre 1993. Le jour où le général Badigan décide de confisquer l’élection présidentielle qui vient de se tenir. Folarin n’en sait rien encore au moment où il décide de prendre avec lui ses deux garçons vivant au village et de leur faire découvrir Lagos à l’occasion. Pour sa part, il a en tête de se rendre auprès de son employeur pour tenter d’obtenir (en vain) le paiement d’un arriéré de salaire de plusieurs mois. Il est accueilli par ses collègues qui le surnomment affectueusement Kapo, mais lui conseillent de repasser en soirée. Le père et les deux gosses (8 et 11 ans) s’embarquent alors dans un road movie, à quatre sur une moto, qui nous fait découvrir Lagos et sa jungle urbaine à travers les yeux d’enfants. Ils mettent le cap sur l’océan que les petits rêvent de découvrir. Ce sera un moment, rare pour le père et ses garçons, d’intimité, de transmission aussi d’une histoire familiale qui tient à cœur à Folarin. L’un des gamins écoute, l’autre boude. Il a refusé de payer de ses deniers, une glace à son frère. Le père lui rappelle l’importance cruciale du lien familial, de l’obligation de solidarité en son sein. De retour à Lagos, Folarin trouve son entreprise en cours de fermeture, en panne de courant. Le patron ne passera pas ce soir. Apparaît à la télé le militaire qui annonce l’annulation de l’élection. Sous l’effet du choc, Folarin, qui rêvait d’un renouveau démocratique pour lui, ses enfants et son pays, s’effondre.

L’émeute gronde. L’émotion envahit le pays. Sur la route du retour au village, des soldats interceptent le taxi-brousse où ont pris place les trois. Folarin est invité à descendre de voiture. Fin du road trip filial. Fin de la transmission du père aux enfants. Et désormais s’étend son ombre qui rend le soleil plus brillant. Si Nollywood et l’industrie audiovisuelle nigériane produisent autant ou plus qu’Hollywood, rapportant plus de 10% du Pib (contre 14% pour le pétrole), le Nigeria regorge de pépites et de talents. Cannes en a reçu la preuve sur l’écran, et le premier Pavillon nigérian au marché du film. Une certitude, il y en aura d’autres, des pépites et des co-productions.
Par Jean Pierre PUSTIENNE (Correspondance particulière)
«Indomptables» de Thomas Ngijol (Quinzaine des cinéastes)