Cinéma – Table ronde sur comment choisir un film à primer Les jurés entre subjectivité assumée et responsabilité partagée

Le travail d’un jury est fait d’émotions, d’échanges parfois vifs, de convictions intimes et de désaccords tenaces. Et juger un film, c’est aussi s’interroger sur ce que l’on voit, sur qui l’on est et sur ce que l’on attend du cinéma. Alors, si les choix des jurys sont parfois subjectifs, ils n’en sont pas moins exigeants. A Stlouis’Docs, des jurés se sont réunis pour faire un choix éclairé.Par Ousmane SOW (Envoyé spécial à Saint-Louis)
– Comment primer un film ? Cette question pourrait bien résumer le fil conducteur du café-rencontre avec les jurys du Stlouis’Docs, tenu au Centre culturel Le Château de Saint-Louis, dans le cadre de la 16e édition du Festival international du film documentaire. Evidemment, choisir un film est une question qui, à en croire les panélistes, ne connaît pas de réponse universelle. Pour le journaliste et critique de cinéma Aboubacar Demba Cisso-kho, membre du jury court et moyen métrage, le choix d’un film repose avant tout sur quelque chose d’important à partir des échanges. «Pour choisir un film, pour moi, il est important de voir et de faire ressortir quelque chose d’important à partir des échanges qu’on a d’abord entre membres du jury et puis des échanges qu’on peut avoir virtuellement avec le film, des personnages, des lieux qui donnent un avis», a-t-il expliqué, rappelant que l’acte de primer reste subjectif. «C’est un avis qu’on donne à la fin. Et ça ne veut pas dire qu’à la fin des 15 films, on a primé 2 et que les 13 ne sont pas bons. Un film, le fait d’être dans une compétition, d’être vu par un public, c’est déjà un prix en soi. On choisit parce que ça nous a touchés, ça nous a émus», affirme-t-il. Journaliste de l’Agence de presse sénégalaise, il appelle à dépasser la logique binaire du gagnant et du perdant. Le lieu d’un festival ? Peu d’influence, selon lui. «Ce n’est pas le lieu, ce n’est pas la ville. C’est le film qui est le baromètre. Il peut y avoir des pressions. Mais quand les films sont sélectionnés, le lieu ne joue pas trop», dit-il, tout en admettant que le contexte culturel d’un événement peut jouer en amont de la sélection. Pour appuyer son propos, Aboubacar Demba Cissokho cite le cas du film Camp de Thiaroye de Sembène Ousmane, recalé à Cannes en 1988 mais primé à Venise, ou encore les interrogations soulevées par la sélection de films abordant la thématique de l’homosexualité au Fespaco 2025. «Tout est subjectif. Rien n’est objectif. On fait jouer sa sensibilité. On a aimé, on n’a pas aimé», tranche-t-il. Choisir un film pour un prix lors d’un festival peut parfois s’avérer être un véritable casse-tête pour les membres des jurys. Plusieurs critères essentiels doivent les guider pour effectuer un choix judicieux. Présidente du jury long métrage de la compétition internationale, la productrice française Sophie Salbot abonde dans le même sens. «On regarde un film avec tout ce que l’on est. L’objectivité n’existe pas. Ce sont des subjectivités qui peuvent dialoguer», affirme-t-elle sans détour, soulignant la nécessité de reconnaître sa propre posture. «Il vaut mieux avoir conscience de sa subjectivité que de la nier. Quand je regarde un film ou quand je fais quoi que ce soit, je regarde avec tout ce que je suis, toutes les dimensions de mon être», explique Sophie Salbot, en insistant sur l’importance du dialogue au sein du jury. «Si le dialogue est vraiment là, on peut changer d’avis, évoluer. Mon avis peut évoluer suite aux discussions qu’on a. Et je fais le pari qu’on va se parler en bonne intelligence, parce qu’on aime tous profondément le cinéma», confie-t-elle. Productrice française, Sophie Salbot estime qu’un jury à Cannes, ce n’est pas la même chose qu’un jury à Saint-Louis. «Etre membre du jury, d’une part, il ne faut pas se prendre au sérieux, mais il faut le faire sérieusement. Un jury à Cannes, ce n’est pas la même chose qu’un jury à Saint-Louis. Là, on n’est pas soumis à des pressions certes. Mais ça peut être difficile quand on n’est pas d’accord les uns avec les autres, quand on n’arrive pas à se convaincre, quand on n’arrive pas à échanger», a-t-elle fait savoir.
«Le travail d’un jury, c’est agaçant»
Et le consensus n’est pourtant pas toujours au rendez-vous. «Le travail d’un jury, c’est agaçant», observe Baba Diop, journaliste et critique de cinéma. Pour lui, le travail d’un jury, c’est aussi prendre des risques. L’objectif, dit-il, «c’est faire avancer le cinéma. Il faut parfois défendre un film avec des arguments solides, savoir prendre des risques». Baba Diop raconte lui-même avoir plaidé pour un documentaire sur les personnes transgenres, loin de ses convictions initiales, mais dont l’humanité l’a bouleversé. «J’ai défendu un documentaire à Carthage, un film sur l’homosexualité qui est loin de mes convictions. Mais la douleur que ces gens éprouvent, le rejet, le besoin de prendre la parole pour dire nous sommes ! Ce n’était pas ma conviction, mais je crois que ce film m’a touché dans la détresse de l’humain. Et c’est pour ça que j’ai défendu ce film», se souvient-il, insistant sur l’importance d’une narration bien ficelée. A Saint-Louis, comme dans d’autres festivals, les lignes de fracture apparaissent parfois entre jury et public. «Il y a souvent un décalage. Il y a des enjeux, de la géopolitique», constate Baba Diop. Et de poursuivre : «Le public peut plébisciter un film que le jury ne retient pas.» Une divergence qu’il refuse de balayer d’un revers de main. «Tout jury est critiquable par d’autres. J’aime bien voir la subtilité du réalisateur à aborder certains sujets. Et parfois, ce n’est même pas le sujet. Mais l’humanité, qu’est-ce que cela nous révèle», fait-t-il savoir.
Ce regard sensible est aussi celui de Moussa Sène Absa, cinéaste. «Moi, quand je suis juré, je suis un bon public naturellement. Le film me touche ou ne me touche pas. Et après, on peut parler du langage, de la photo, du thème. Mais moi déjà, je suis un absorbeur d’émotions», dit-il simplement. Bien qu’extérieur au jury du Stlouis’Docs de cette année, l’artiste polymorphe se remémore une nuit de délibération qui dura jusqu’à l’aube, entre passions, pressions invisibles et positionnements fermes. «Je me rappelle que j’étais dans un jury, presque une délibération de toute une nuit. On a commencé à 8h et on a terminé à 7h du matin. Et on sent qu’il y a des lobbies derrière. On sent qu’il y a des choses qui ne sont pas dites. J’ai refusé de céder. J’ai dit faites ce que vous voulez, mais moi, c’est ça mon choix», a expliqué le réalisateur du film Xalé, les blessures de l’enfance. Pour Moussa Sène Absa, juger un film, c’est avant tout respecter le travail d’un artiste, sa sueur, sa solitude, sa volonté. «J’ai toujours du respect pour tous les films. Déjà, le fait d’exister, surtout dans notre continent, c’est un challenge incroyable. Alors, dire à un réalisateur que votre film n’est pas bon, c’est la pire des choses», a-t-il laissé entendre.
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