Journaliste et critique de cinéma, Claire Diao a passé ces dernières années à scruter les tendances des cinémas du monde. Dans l’essai qu’elle vient de faire paraître et intitulé «Double vague : le nouveau souffle du cinéma français», la Franco-Burkinabè se penche sur une nouvelle vague de cinéastes français dont la double culture et les origines souvent modestes ont été un moteur puissant pour réinventer un 7e art français engoncé dans ses traditions.
Vous venez de publier aux Editions Au Diable Vauvert un essai sur le cinéma intitulé : «Double vague : le nouveau souffle du cinéma français.» Pouvez-vous nous présenter un peu cet ouvrage ?
C’est un essai qui retrace dix ans de cinéma entre 2005 et 2016. J’ajoute une année parce qu’en 2016, Houda Ben Yamina a obtenu la Caméra d’or, la récompense du meilleur premier film au Festival de Cannes, donc visibilité mondiale. Et en 2005, c’étaient les révoltes sociales dans les quartiers populaires suite au décès de deux jeunes de 15 et 17 ans, Ziad et Bouna, qui sont morts électrocutés en fuyant un contrôle de police. Et cet entre-deux, ces révoltes de 2005 ont été un vrai choc pour beaucoup de gens en France, parce que ça a été le moment ou les medias ont stigmatisé toutes les personnes de couleur, musulmanes, etc., en disant : «Regardez dans les quartiers, il n’y a que des garçons qui brulent des voitures, les quartiers, la banlieue, ce sont les problèmes.» Alors que dans les banlieues, il y a des pères et des mères de famille qui travaillent, qui paient leurs impôts, qui élèvent leurs enfants. Et cette image, on l’a très peu dans les medias. Donc tous les cinéastes que j’ai pu suivre, j’ai fait des portraits d’eux entre 2012 et 2016, une cinquantaine de cinéastes qui font aussi bien du documentaire que de la fiction, des courts ou des longs métrages, des séries de télé ou des web séries. Et ce sont des cinéastes qui ont vraiment à cœur de montrer une autre image d’eux-mêmes et de ce qui leur ressemble, parce qu’ils ne sont absolument pas d’accord avec l’image que leur renvoie le cinéma français et les médias en général.
Et vous le présentez comment ?
L’essai est en quatre parties. Une partie est intitulée «De la vision des autres à la représentation de soi», parce que je pense que si beaucoup de Français basanés, on va dire avec des origines diverses, sont mal dans leur peau, c’est aussi parce qu’on a une mauvaise image d’eux et l’image, ça passe par le cinéma et la télévision. Ils sont toujours dans des rôles de sans-papiers, de migrants ou de délinquants. Pas de rôles positifs en tout cas.
Ensuite il y a une autre partie intitulée : «Entrer par la fenêtre.» C’est pour montrer comment tous ces cinéastes sont passés par des voies de garage pour arriver au cinéma. Il n’y a pas une façon de faire du cinéma, il y en a mille. Et tous n’ont pas fait des écoles de cinéma parce qu’ils ne pouvaient pas financièrement le faire.
Il y a une troisième partie que j’intitule : «Revanche filiale sur la société.» C’est pour parler de notre vécu, je m’inclus dedans même si je ne suis pas cinéaste. On s’interroge tous sur pourquoi nos parents sont venus, pourquoi ils ne sont pas repartis et nous, qu’est-ce que nous faisons en France maintenant avec nos doubles cultures ? Puisqu’en France, on nous considère comme des étrangers et quand on va dans les pays des parents, généralement, on nous renvoie le fait qu’on est français. Du coup, toute cette génération qui est un peu schizophrène, qu’est-ce qu’elle fait et comment elle aborde ça dans le cinéma ? Et la dernière partie, c’est : «Le cinéma de banlieue n’existe pas.» Je me suis rendu compte que ces cinéastes, quand ils commencent à émerger, à remporter des prix et une reconnaissance, finalement, le cinéma français les met à nouveau dans une case, ou ce sont les médias. Une nouvelle case qui s’appelle le cinéma de banlieue. Dès qu’il y a des tours, dès qu’il y a des jeunes basanés qui roulent en scooter, qui fument des joints, il faudrait que ça soit un cinéma de banlieue alors que les genres cinématographiques on les connaît, ce sont les films policiers, les comédies, les drames, etc.
Finalement, le cinéma qui transparait de tout ce processus est un cinéma de révolte…
Je pense que c’est un cinéma qui n’attend pas qu’on lui donne la parole. Je fais souvent le parallèle avec les rappeurs dans les années 80-90. En France en tout cas, beaucoup de rappeurs ont pris la parole sans demander la permission de s’exprimer sur leur mal-être dans la société française. En France, on revient quand même de l’incertitude de la seconde guerre mondiale où il y a eu toute la place des tirailleurs qui n’a jamais été abordée, toute la place d’envoyer des gens des colonies dans d’autres colonies réprimer, c’est jamais abordé dans les livres d’histoires. Et on a ensuite toute la main d’œuvre qui est venue des anciennes colonies pour reconstruire le pays et c’est encore un sujet tabou. On a créé des banlieues pour les loger parce que c’est mal vu d’avoir des bidonvilles. On se disait on fait des quartiers, on les met là-bas et de toute façon, ils vont repartir. Mais personne n’est reparti. Il y a aussi la question de la guerre d’Algérie qui n’est pas abordée, etc. Et aujourd’hui, il y a encore des bavures policières, Theo, Adama Traoré. Si vous lisez la presse, il y a pas mal de jeunes qui sont maltraités ou qui meurent entre les mains des policiers, ça pose encore problème. Il y a aussi toute cette situation par rapport aux personnes qui sont venues en France et qui n’est pas abordée par la société française.
Est-ce qu’ils arrivent à changer les choses ?
Les rappeurs sont ultra respectés aujourd’hui. Il y a eu un modèle économique qui s’est créé. Pour les cinéastes, ça part de la même façon. Je veux dire quelque chose, je ne vais pas écrire une chanson, je prends ma caméra. Je veux montrer d’autres visages, je vais chercher d’autres personnes que les acteurs que l’on voit habituellement au cinéma. Et si je n’arrive pas à trouver un public, je vais par d’autres cinémas, d’autres festivals, je vais diffuser sur internet bref, je vais aller vers d’autres publics. Il y a un cinéaste qui le dit très bien, il dit : «Moi peu m’importe que les Cahiers du cinéma parlent de moi, puisque mon public ne lit pas les Cahiers du cinéma.» Et c’est ça en fait.
Le cinéma français a rayonné mondialement avec la nouvelle vague dans les années 60. Et il s’est complètement reposé dessus. Aujourd’hui, le cinéma français c’est quand même beaucoup de fils et de filles qui habitent à Paris, qui sont plutôt rive gauche et qui ont un assez bon revenu alors que tous les cinéastes dont je parle viennent des classes populaires, dont les parents étaient ouvriers, femmes de ménages, etc. Ils ont souvent été désorientés scolairement. Quand ils disaient «je veux étudier l’art», on les orientait au lycée technique. Ils n’ont pas eu d’argent pour aller dans des écoles de cinéma. Et justement, leurs parents leur ont toujours renvoyé que «le cinéma ce n’est pas pour toi, le cinéma, c’est un loisir, tu ne connais personne dans le milieu donc il ne faut pas y aller». Mais quand on a quelque chose à dire, on n’attend pas qu’on nous ouvre une porte. Il faut y aller.
Et justement, comment le public a reçu ces nouveaux cinéastes ?
Ça dépend des cinéastes et des financements qu’ils ont. Il y en a qui arrivent comme indépendants. Djinn Carrenard a été la révélation. En 2010, quand il arrive avec «Donoma», c’est une nouvelle manière de faire des films, une nouvelle manière de le produire, des nouveaux acteurs. Mais c’est lui qui a décomplexé plein de cinéastes qui se sont dit que s’il pouvait le faire, eux aussi. Et c’est comme ça qu’on voit des Hakim Zouhani et Carine May qui sortent Rue des cités. Parce que c’était un film qu’ils avaient dans leur tiroir et qu’ils n’osaient pas terminer. C’est comme ça qu’un Pascal Tessaud tourne Brooklyn en 2014 et le présente à Cannes. Il s’est dit j’en ai marre d’attendre des financements qui n’arrivent jamais, je veux faire mon film. Je motive des gens et je le fais. Il y en a certains qui ont un succès d’estime restreint, d’autres ont un succès critique et il y en a qui arrivent carrément à être produits par l’industrie et qui rencontrent le succès. Je peux citer Mohamed Hamidi avec La vach qui a fait plus d’un million d’entrées. Medhi Idir et Grand Corps malade qui viennent de sortir un film Patients et qui a fait plus d’un million d’entrées. Et L’ascension de Ludovic Bernard produite par Laurence Lascary et inspirée d’un homme dont je parle dans mon livre et qui s’appelle Nadir Dendoune et qui a fait un million d’entrées.
Et les deux cinéastes franco-sénégalaises, Alice Diop et Maïmouna Doucouré, qui viennent de remporter le César du meilleur court métrage, où se placent-elles dans ce mouvement ?
Alice et Maïmouna, déjà elles n’ont pas le même âge. Alice est la grande sœur et ça fait des années qu’elle fait du cinéma. Elle a été toujours été produite par les chaînes de télévision, etc. Elle est, disons dans un réseau classique de production de films. Par contre, elle a grandi dans un quartier populaire, elle vient d’une famille de classe populaire. Personne ne faisait du cinéma dans sa famille et elle a été inspirée par son père qui était un grand collectionneur de Vhs. Et elle a à cœur de raconter beaucoup de choses sur les personnes qui n’ont pas la parole, qu’on voit peu sur les écrans. Maïmouna, elle, a grandi dans Paris, c’est pareil, classes populaires, parents qui ne travaillaient pas du tout dans le cinéma. Elle a démarré comme actrice en faisant des castings. Et c’est en gagnant un concours de scenarios qu’elle s’est lancée dans un premier court métrage qui a été primé. Et c’est de là qu’elle fait des rencontres comme Zangro qui a produit son court métrage Maman (S). Et là, ça a été l’apothéose parce qu’elle a eu le grand prix à Toronto et à Sundance. Le film a fait le tour du monde.
Donc, finalement, ce qui était au départ une faiblesse, est devenu une motivation supplémentaire pour ces cinéastes ?
Je crois que plus il y a eu de freins, plus les gens ont eu envie d’aller au bout de leurs projets. Et quand ils y arrivent, il y a une réelle satisfaction. Et c’est ce que disait Maïmouna : «Nos doubles cultures deviennent une vraie richesse.» Il faut arrêter de les voir comme un frein ? Parce que c’est faux.
«Double Vague», c’est en référence à quoi ?
C’est en référence d’une part à la nouvelle vague et au fait qu’en 2017, 60 ans après la Nouvelle vague, il est possible de regarder en France qui se lève, qui est en train de faire des propositions novatrices. Donc moi, je crois beaucoup à ces cinéastes qui vont amener de nouveaux publics en salle, qui vont amener de nouvelles propositions. Il y a de belles choses qui sont dans le cinéma français mais c’est un cinéma qui ronronne, qui s’autofinance. Double, c’est la double culture. On a parlé de Franco-Sénégalais mais il y a des Franco-Ivoiriens, des Franco-Marocains, des Franco-Algériens. La France, elle est riche de multiples identités mais dans son cinéma, c’est comme s’il y avait qu’une partie infime de la société qui était représentée.