Commande publique et Btp sénégalais : Traduire en actes le nouveau paradigme étatique de patriotisme économique

La semaine dernière, à la fin de cette première quinzaine de mars, le magazine panafricain négropolitain «Jeune Afrique», auquel j’ai l’heur de collaborer en qualité d’auteur indépendant de tribunes depuis sept ans, publie un article économique au titre passablement alarmiste (mais, à juste… titre !), sous la plume du journaliste Bilal Mousjid : Pourquoi le Btp a le moral en berne au Sénégal.
En chapeau de cet article fouillé : «Impayés, arrêt des chantiers dans certaines zones, notamment sur le littoral de Dakar, conditions d’octroi des marchés publics… Le secteur du Btp sénégalais peine à sortir la tête de l’eau malgré la forte demande de logements et les nombreux projets d’infrastructures dans le pays.»
Dans cet article de Jeune Afrique, une voix autorisée, l’entrepreneur de second-œuvre de bâtiment Oumar Ndir, élu depuis septembre dernier président du Spebtps, le syndicat patronal du Btp affilié au Conseil National du Patronat Sénégalais, y analyse notamment que «la dette intérieure (Ndlr : estimée à 300 milliards de F Cfa) s’est aggravée depuis 2023, mettant en péril la capacité des entreprises à honorer leurs engagements financiers et sociaux, (compromettant) leur capacité d’investissement, freinant l’embauche et fragilisant l’ensemble de l’écosystème économique.(…) Plus de 10 000 emplois ont été perdus et 20 000 emplois ont été suspendus».
Diantre ! Ceci, pour un secteur stratégique, le Btp, représentant près de 30% des investissements publics de l’Etat sénégalais, plus de 4% du Pib du pays et plus de 200 000 emplois directs.
A cet égard, dans une rencontre récente avec les représentants du Btp sénégalais, en ce mois de mars toujours, le ministre Yankhoba Diémé (portefeuille des Infrastructures et des transports terrestres et aériens) a tôt fait de les rassurer de ce que «leurs «préoccupations en termes forts» ont bien été enregistrées : paiement de la dette intérieure, préférence nationale, contenu local, souveraineté économique […]».
Sans toutefois que ce représentant du gouvernement ne promette de mesures précises.
Or, ne voilà-t-il pas que cette semaine en cours débute, par une information, sur le constructeur chinois Csce (China Construction Engineering Company), reçu par le même ministre Diémé. Csce, considérée comme l’une des quatre plus grandes sociétés chinoises de construction, a, à son actif, la réhabilitation de quatre stades au Sénégal dont trois déjà livrés, et le quatrième (le Stade Léopold Sédar Senghor) qui le sera en avril prochain. Csce, à la suite de cette audience ministérielle, comme dans une audience précédente avec le chef de l’Etat Bassirou Diomaye Faye, déclare par communiqué, «vouloir poursuivre et élargir ses réalisations au Sénégal. (…), à commencer par l’élargissement de la route Kaolack-Tambacounda (280 km) et l’extension de l’Aibd».
L’auteur de ces lignes s’est entretenu à ce sujet avec des acteurs nationaux du secteur de la construction et les a interrogés, et tous considèrent qu’il y a là comme un problème de… dissonance cognitive. Le ministre Diémé, s’il est déjà riche d’une longue et fructueuse carrière politique au sein de Pastef, est également un ancien employé de banque. Ce qui présume plutôt favorablement de sa capacité de compréhension des attentes des acteurs économiques nationaux. Ces acteurs ne réclament pas moins que des mesures politiques fortes soient prises au sommet de l’Etat pour encadrer et réguler «la concurrence étrangère».
Leurs arguments pour expliquer, justifier et défendre cela, peuvent s’entendre. Cette concurrence étrangère a eu la part du lion depuis 25 ans. Tant qu’il s’est agi de grands travaux effectués sur financement par des dons de pays bailleurs, il a pu se comprendre que lesdits pays «exigent» que la commande des travaux et des intrants soit faite auprès des entrepreneurs de leurs pays respectifs. Toutefois, depuis quinze années au moins, les grands travaux structurants dans le Btp ont été effectués avec des financements sous forme d’emprunts lourds de l’Etat sénégalais (pour la construction de l’Aibd, de routes nationales et de ponts dans l’Hinterland, d’autoroutes à péage, de barrages hydro-électriques…). Des emprunts à rembourser par nos compatriotes contemporains et par les générations futures. «Qui paie, commande.» Cela ne se justifie donc pas -(ou plus !)- que la commande publique n’aille pas prioritairement aux opérateurs sénégalais du Btp, qui «ont beaucoup souffert d’être écartés systématiquement» des grands travaux durant les deux mandats du Président Macky Sall, au profit d’entreprises du Btp étrangères : turques indiennes, chinoises…
L’espoir est revenu. Aussi, nos constructeurs nationaux n’ont de cesse de s’étonner du fait qu’à l’heure de la souveraineté économique et du patriotisme économique fortement proclamés par nos nouveaux dirigeants, on entende encore des entreprises étrangères du Btp réclamer la plus grosse part des marchés publics et vouloir ne leur laisser que la portion congrue. A une ère où les Usa se ferment aux biens manufacturiers étrangers, où la Chine n’ouvre ses frontières à aucun acteur économique grand ou moyen… : apprenons des leaders économiques de ce monde !
Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que donner un franc Cfa à une société à capitaux majoritairement étrangers et à personnels fortement composés d’expatriés (pesant le plus lourd dans la masse salariale de ces sociétés), c’est… «exporter nos emplois». Au nom de quoi ? Peut-être pour «faire faire rapidement» et «inaugurer tout aussi rapidement» ? Sous pression des bailleurs multilatéraux ? Sous pression (fictive !) de l’opinion publique nationale ? Il serait malvenu, en tous les cas, que l’on persiste en haut lieu à privilégier des entrepreneurs étrangers.
Et c’est là le lieu de souligner que ce n’est pourtant pas l’expertise nationale qui manque. Il y a des champions nationaux du Btp, et il faut œuvrer à faire émerger plus de champions nationaux encore. Toute autre vison est du court-termisme. Inspirons-nous donc, en cela, de pays africains géographiquement et socio-culturellement proches, comme le Maroc ! Le Maroc a su faire émerger ses champions nationaux du Btp, et même dans d’autres filières, comme la fabrication d’automobiles et la construction ferroviaire.
Nos rares (trois ?) champions nationaux du Btp que sont la Cse, la Cde et Eiffage ont une expertise reconnue, non seulement au Sénégal, mais aussi dans la sous-région ouest-africaine, et jusque dans la Cemac francophone d’Afrique centrale. Ce trio est aussi la locomotive de plusieurs entreprises sénégalaises de second-œuvre de bâtiment auxquelles elles sous-traitent avec réussite les travaux d’électricité, d’étanchéité, de climatisation, d’ascenseurs, etc. Il y a là tout un écosystème sénégalais du Btp, du secteur national de la construction et du second-œuvre de bâtiment, à préserver et à promouvoir. Ici et en dehors de nos proches frontières, au sein des espaces économiques dont nous sommes membres et dans lesquels les entreprises sénégalaises ont vocation naturelle à se mouvoir, y compris comme leaders (Uemoa, Cedeao, Omvs, Omvg, et pourquoi pas, Zlecaf…).
Dans la haute Administration sénégalaise, il y a des technocrates à hautes responsabilités qui en sont d’accord, conseillent en ce sens et pensent que «les choses doivent et vont changer» : en effet, contre toute logique développementale, il n’est pas possible que nos nouvelles autorités emboîtent le pas des «douze années bétonnières» de Macky Sall ; qu’elles semblent persister à faire peu de cas du Btp sénégalais et fassent systématiquement recours aux entreprises à capitaux étrangers et à implantation extravertie, pour la réalisation de nos grands travaux. Ce serait un paradoxe difficile, voire impossible à défendre, pour et par un régime politique qui se targue d’être patriote, y compris en matière d’investissements publics.
Dans le nouvel Etat pétrolier et gazier qu’est le Sénégal, de forts engagements étatiques ont été pris avant lui, puis réaffirmés par le Président Diomaye, en faveur d’une politique de «contenu local», à hauteur de 70% des dépenses effectuées dans les filières gazière et pétrolière ; 70% de ces dépenses devant être effectuées auprès d’entrepreneurs nationaux. Eh bien, faisons-en autant pour des chaînes de valeur plus traditionnelles, mais tout aussi structurantes : et le Btp est, sans conteste, un de ces secteurs stratégiques.
Et le Btp sénégalais prouve le mouvement en marchant («to walk the talk») : ses deux syndicats patronaux les plus en vue se sont engagés pour la mise en place d’un consortium, réunissant aussi les promoteurs immobiliers et les banques, pour construire 300 000 des 500 000 logements sociaux dont a besoin l’Etat sénégalais sur les dix prochaines années, en en respectant la territorialisation spatiale prévue.
Il n’est pire (Etat) sourd que celui qui ne veut entendre ? Mais, encore faut-il que les principaux «dépositaires d’enjeux» (pour tenter une traduction personnelle de l’anglais «stakeholders») parlent à haute et intelligible voix à cet Etat (sénégalais). Et ne cessent de lui murmurer à l’oreille. Nous en prenons de plus en plus le chemin. Désormais, il apparait que notre Btp entend faire savoir qu’il refuse -(et aidons-les à la réfuter)- la «fausse vérité tacite» selon laquelle «donner du travail aux entreprises nationales n’est pas une priorité». Eh bien si, c’est même une surpriorité. Ces entreprises nationales redistribuent localement de la richesse et empêchent les gens de prendre les pirogues.
Il y a là comme un nouvel état d’esprit, la forte émergence et l’enracinement d’une mentalité de conquérants, des préalables qui font les champions économiques nationaux. En effet, on n’avait pas souvenance d’une forte activité de plaidoyer public des syndicats patronaux du Btp, depuis plusieurs années. Qu’ils le fassent aujourd’hui, et ce depuis plusieurs mois, cela est plutôt une bonne nouvelle. Bien nommer quelque chose, c’est déjà le réaliser à moitié.
Ousseynou Nar GUEYE
Associé-Gérant d’Axes & Cibles Com
ogueye@axes-et-cibles.com