L’objectif premier des marchés publics est de procurer à l’Etat, les meilleures prestations aux meilleurs prix en réponse aux attentes des citoyens. Mais eu égard à l’importance des ressources engagées, l’enjeu des marchés pourrait déborder le cadre restreint du jeu de la concurrence et de la rationalité budgétaire pour investir celui de la promotion de l’activité génératrice de revenus et d’emplois.
Dans une économie libérale, le niveau de l’emploi est tributaire, entre autres, du niveau de la demande effective, celle-ci étant composée d’une part, des dépenses de consommation de l’Etat et des autres agents économiques et d’autre part, de leurs investissements respectifs. Cette thèse keynésienne, du nom de l’économiste britannique auteur du célèbre ouvrage «La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie», est confortée par l’actualité récente notamment en France et aux Usa. En effet, l’Hexagone qui, avant la crise sanitaire du coronavirus, enregistrait un recul significatif du chômage, doit cette performance à une embellie dans la consommation des ménages et dans l’accroissement de l’investissement notamment étranger.
Aux Etats-Unis, «l’Administration Trump», du nom de son ancien Président, envisageait de demander l’aval du Congrès pour investir massivement dans les infrastructures, signe de son pari, à l’époque gagnant, de promouvoir l’emploi par les dépenses publiques entre autres, quitte à aggraver le déficit budgétaire du pays.
C’est la politique dite de la demande préconisée et mise en œuvre prioritairement dans les économies développées par opposition à la politique de l’offre qui quant à elle, met l’accent sur la baisse des charges de l’entreprise pour l’encourager à investir davantage afin d’impacter positivement l’emploi.
L’objectif de cette contribution est de tenter d’indiquer dans quelle mesure les marchés publics pourraient servir de levier au service du développement de l’activité productrice et de la stimulation de l’emploi au Sénégal, pays où «le taux de chômage des diplômés de l’enseignement supérieur est particulièrement élevé (31 % en 2011). Le pourcentage des jeunes en situation de chômage de longue durée y était de 74 % pour les diplômés du supérieur, 52 % chez les diplômés du secondaire, 62 % pour ceux qui ont le niveau primaire et 41 % pour ceux qui n’ont aucun niveau d’instruction».
Le rapport 2015 de l’Autorité de Régulation des Marchés publics (Armp) fait état d’un total de 1417 milliards Cfa, représentant le montant des marchés immatriculés au cours de cette année, taux croyons-nous largement en deçà du potentiel de ressources disponibles à dépenser suivant la procédure de marché.
En effet, les budgets de l’Etat de 2014 et 2015 prévoyaient des dépenses en matériel (investissements et dépenses courantes) se chiffrant respectivement à 1542,7 et 1631,4 milliards soit un potentiel de marchés qui se situait bien au-delà des statistiques fournies par l’Armp. Si on ajoute à ce volant les dépenses de matériel effectuées par voie de marchés publics par les collectivités territoriales, les établissements publics, les sociétés nationales et les agences autonomes, on devrait obtenir un volume de marchés publics autour de 2000 milliards Cfa par an, voire au-delà, soit l’équivalent du quart du Pib. Ce chiffre devrait être largement dépassé si on inclut les contrats de partenariat qui, vu qu’ils représentent des opportunités d’affaires pour les opérateurs économiques, peuvent également être qualifiés de marchés.
Comment tirer le meilleur parti de cette manne du point de vue de la promotion de l’emploi, voilà qui constitue un défi lancé aux décideurs.
L’offre d’emplois résulte théoriquement de deux types d’expérience : elle peut figurer parmi les substrats matériels de l’investissement direct. Elle peut également être «créée» au sens premier du terme, c’est-à-dire par la transformation d’occupations en activités professionnelles structurées.
L’achat public comme investissement générateur d’emplois
De toute évidence, les commandes de l’Etat, principalement les dépenses en capital, ont un effet direct sur le niveau de l’emploi. D’un côté, ils contribuent sûrement au maintien des emplois préexistants et de l’autre, offrent probablement l’opportunité à de nouveaux travailleurs de jouir d’un emploi au moins le temps de l’exécution du marché. L’emploi est qualifié dans ces circonstances d’emploi-résidu. Il naît à la faveur de la dépense et reste tributaire des soubresauts de celle-ci. Les expériences qui illustrent cette logique sont rappelées infra.
I.Les expériences actuelles et passées de positionner les marchés au service de l’emploi
a-Le procédé du faire-faire de l’agence Agetip
L’Agence d’Exécution des Travaux d’Intérêt public contre le Sous-emploi (Agetip) a été créée en 1989 pour servir d’unité d’exécution de projets pour le compte de l’Etat et des collectivités territoriales ou pour tout autre type d’entité qui le souhaite. Son mode opératoire est la maîtrise d’ouvrage déléguée et l’assistance à la maîtrise d’ouvrage dans notamment l’édification d’infrastructures de base.
Mais comme son nom le laisse entendre, Agetip se voit également assigner la mission de promotion de l’emploi en privilégiant les investissements à forte intensité de main-d’œuvre. Les statistiques de 2017 font état de la création de 15 000 emplois à durée déterminée par an en moyenne, soit quelque 430 000 emplois en 30 ans. Ces résultats plus que significatifs prouvent que le «faire-faire» mode d’intervention adopté par Agetip, doit être consolidé voire étendu. A cet égard, Agetip pourrait se limiter à des secteurs spécifiques (exemples : éducation, santé, hydraulique, voirie…) tandis qu’une ou deux autres entités de même type à créer, s’occuperaient des autres secteurs (sécurité, restructuration urbaine…), tous domaines qui recèlent de réelles potentialités en termes d’activités. Cette mutation aurait l’avantage de soulager Agetip qui, à la faveur de sa position de monopole de fait, a tendance à essaimer vers toujours de nouveaux types de réalisations, ce qui à terme pourrait entamer sa rationalité. Dans le même temps, il serait indispensable de mettre un terme à la dispersion que l’on constate avec le penchant des départements ministériels à créer chacun sa propre unité de construction (cas des ministères de l’Education, de l’Intérieur et de la Justice).
b-Les marchés réservés
Au début des années 90, le gouvernement annonçait le programme de promotion de certaines catégories sociales (handicapés notamment), consistant en l’octroi d’office de certaines commandes à des fins d’insertion économique. Cette politique était d’autant plus ambitieuse qu’elle envisageait le développement de la production locale de biens par ces mêmes groupes (matériels de nettoiement et d’entretien). Elle est malheureusement restée lettre morte faute de suivi et surtout du fait d’absence de mesures d’accompagnement en termes de textes de mise en œuvre.
c-Le Mobilier National
Le projet «Mobilier National» constitue une réponse des pouvoirs publics face au besoin, d’une part, d’offrir aux artistes et designers sénégalais un cadre d’expression contribuant à la sauvegarde de notre identité culturelle et d’autre part, de promouvoir le développement de l’artisanat en général et de la menuiserie bois en particulier.
Le processus de mise en œuvre du programme, entamé en 1997, avait abouti à la sélection de 174 prototypes répartis entre 9 gammes de mobiliers de bureau et 9 autres de mobiliers d’appartement tous réalisés et entreposés à la Direction du Matériel et du Transit administratif (Dmta).
La phase suivante, qui devrait être celle de la production à grande échelle pour équiper progressivement les services de l’Etat, n’a pas vu le jour faute de certaines mesures d’accompagnement indispensables. Ces mesures pourraient consister à accorder pendant une période probatoire, des dispenses de produire certaines pièces justificatives. En effet, en l’état actuel de la réglementation des marchés publics, l’accessibilité aux commandes de l’Etat n’est point garantie aux artisans du bois qui sont, pour l’écrasante majorité d’entre eux, insuffisamment organisés pour pouvoir répondre aux exigences des appels d’offres.
d-La loi de 1968 dite loi du 1%
Ce texte faisait obligation de consacrer au moins 1% du montant des marchés d’édification d’immeubles publics, à l’acquisition d’œuvres d’art avec comme objectif de contribuer à la promotion de l’activité dans le domaine de la création artistique. Ce projet semble sinon abandonné, du moins en léthargie depuis très longtemps.
e-L’investissement de proximité par voie de Partenariat public privé (Ppp)
La promotion de l’emploi dans les collectivités territoriales passe par la maîtrise de leurs besoins de proximité. «Les mini concessions d’électrification développées au cours de l’année 2009 par le projet Peracod du ministère de l’Ecologie et l’entreprise allemande Isensus, sont une parfaite illustration de ce type d’approche. Il s’agissait d’un Ppp ayant pour objet l’électrification de villages côtiers par des systèmes hybrides vent-diesel-solaire. La croissance économique et l’emploi dans le village sont encouragés par le développement des usages productifs de l’électricité (couture, mouture, aviculture, menuiserie métallique, etc.).»
La professionnalisation des acteurs des marchés publics
Les marchés publics seraient en passe de gagner leurs galons en qualité de discipline autonome aux dépens des finances publiques qui constituent jusqu’ici leur domaine de définition. Ce statut devrait leur procurer la légitimité de créer, sinon un cadre, du moins un corps de personnels avec des profils conçus pour animer la «chaîne de valeur» de l’achat public. C’est tout le sens qu’il faut donner au projet de charte de compétence que l’Armp ambitionne de mettre en place.
«Remettez l’ouvrage sur le métier !» Tel pourrait être l’appel lancé aux décideurs en ce qui concerne les expériences énumérées ci-dessus. Elles devraient être évaluées et le cas échéant réactivées afin de libérer le potentiel qu’elles recèlent en termes de promotion de l’emploi. Pour y parvenir, nous sommes d’avis que les acquisitions doivent être rendues plus pertinentes et le processus de dévolution des contrats plus crédible et davantage inclusif de l’entreprise sénégalaise.
II. L’achat public et la création-invention d’emplois
Le mécanisme de l’emploi induit n’est pas le seul moyen de développer l’emploi. Il convient pour le montrer de paraphraser un parlementaire français qui déclarait ironiquement : «La meilleure façon de lutter contre le chômage, c’est de créer des emplois.»
Ce discours aux allures tautologiques, reste pourtant plein de sens. Il place le processus de génération d’emplois aux antipodes de la conception de l’emploi-résidu autrement dit tributaire de l’investissement. Il s’agit plutôt, tel le révélateur d’image dans le système de la photographie analogique, de transformer une occupation en emploi. L’exemple à rappeler à cet égard est la profession bancaire qui serait née des services d’un individu qui, patiemment assis sur un banc à l’ombre d’un arbre, se voyait confier bénévolement la garde des recettes de forains, qu’il leur restituait à la fin de la journée. Au fur du temps, «banc» serait devenu «banque», l’arbre un bâtiment sécurisé et son tenant rémunéré pour ses services.
Et si à l’exemple de cette origine prétendue ou réelle de la profession bancaire, certaines activités exercées par d’aucuns pouvaient être pérennisées par le biais de commandes passées par des entités publiques ? Aussi, le ramassage des ordures ménagères par des charretiers évoluerait-il vers la collecte et le traitement industriel des déchets comme l’ambitionne le Programme spécial «Villes vertes pour l’Emploi», figurant parmi les projets retenus dans le Document de Programmation Budgétaire Economique Pluriannuelle (Dpbep) 2016-2018 ; tandis que la culture et la commercialisation de fleurs prospéreraient-ils en «végétalisation» de nos villes voire la reforestation de nos campagnes, toutes choses qui contribueraient considérablement à la protection de l’environnement ainsi que le prévoit le Document de Programmation budgétaire et économique pluriannuelle.
C’est dans ce sens qu’on parle de création d’emplois et il existe assurément un potentiel en latence que les marchés publics et autres contrats de partenariat pourraient contribuer à éveiller et à maintenir.
Le processus d’implémentation propre à garantir la réussite des objectifs déclinés supra implique des changements importants qu’il faudrait introduire dans les marchés publics.
Les mutations envisageables de l’achat public pour le développement de l’emploi
a-De la pertinence des commandes de l’Etat
Bien des commandes de l’Etat sont consacrées à des acquisitions récurrentes qui, sans être inutiles, ne sont pas toujours porteuses de progrès, faute de stratégie conçue exprès à cet effet (cas des frais de mission et des dépenses permanentes par exemple – voir également le DPBEP 2016-2018). Cette routine serait aujourd’hui en passe d’être dépassée avec l’avènement du nouveau paradigme des finances publiques (le budget programme) qui assigne aux acteurs des objectifs mesurables en termes d’impact socio-économique. Cette nouvelle donne devrait être exploitée dans le sens d’offrir aux marchés publics l’opportunité de produire leur plein effet y compris au plan de la génération d’emplois. C’est là un des points sur lesquels le ministère en charge des Finances est attendu eu égard à ses nouvelles fonctions de régulateur de la dépense publique. Bien entendu, il conviendra de se garder de tout détournement d’objectifs par un gonflement des effectifs sans commune mesure avec les besoins réels des services de l’Etat.
b-Rendre l’achat public plus crédible et plus attractif
Les principales insuffisances du système de passation de marchés résident dans la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement des candidats. Quelques entraves empêchent en effet cette norme de s’exprimer totalement. Elles ont pour noms : procédures spécifiques et ou procédures dérogatoires. Elles se rapportent par ailleurs à l’absence de quelque mesure d’accompagnement à notre avis indispensable pour contribuer à la survie des nombreux «start-up» qui comptent souvent sur les commandes des secteurs public et parapublic pour survivre et se développer.
Les procédures spécifiques de passation de marchés concernent notamment les «célèbres» Drp (Demandes de Renseignements et de Prix) qui se rapportent à des montants «faibles» (inférieurs à 70 millions de francs pour les marchés de travaux et à 50 millions pour les fournitures et les prestations intellectuelles) mais dont le montant cumulé atteint un niveau très important (230 milliards en 2016). En considérant le nombre de contrats conclus selon cette procédure (24 000 en 2016), le montant en moyenne linéaire d’une Drp serait de 9,5 millions francs. Ces statistiques laissent entrevoir la possibilité de créer ou de pérenniser quelque 160 000 emplois directs ou induits. Il faudra à cet effet produire un choc de confiance de nature à attirer et maintenir le maximum de postulants dans le circuit des commandes en combattant les dérives relevées par les rapports d’audit de l’Armp à savoir les «associations transparentes»¹, les candidatures de «couverture»² , les attributions «programmées» ³, ce sombre répertoire n’étant malheureusement pas exhaustif.
En plus, la culture du démarchage où les relations personnelles ou de réseau qui l’emportent sur le mérite des postulants, doit être endiguée. Il semble que la solution à cet effet, serait le «e-procurement»⁴ envisagé depuis plus d’une décennie mais malheureusement toujours attendu. La Direction des Petites et Moyennes Entreprises trouve ici un levier pertinent pour atteindre les objectifs qui lui sont assignés en termes de mise en œuvre de la politique de l’Etat en matière d’encadrement et de promotion des Pme.
c-Achats publics et «inclusivité» nationale
La problématique mérite d’être soulevée de savoir s’il ne serait pas plus judicieux de renoncer au gain de modernité que procurerait un investissement dont le niveau de technicité est hors de portée des entreprises sénégalaises au profit d’un investissement technologiquement plus modeste mais accessible à ces dernières afin de pouvoir bénéficier d’effets d’entraînement plus conséquents sur le tissu économique national y compris au plan de l’emploi.
d-Mesures d’accompagnement en faveur des bénéficiaires de marchés publics
Les mesures d’accompagnement concernent principalement la question du financement des contrats. En effet, bien des initiatives restent lettres mortes, faute non pas pour leurs auteurs de parvenir à décrocher des commandes, mais de moyens propres pour honorer les engagements souscrits. Il s’y ajoute que l’ordre budgétaire fait souvent l’objet de modifications intempestives dans un sens défavorable à l’exécution des marchés. En effet, dans certains cas, les ressources budgétaires réservées pour des contrats déjà conclus sont annulées ou réorientées vers d’autres besoins. Dans d’autres, ils ne sont pas reconduits d’une année sur l’autre ou le sont si tardivement que l’exécution des marchés est définitivement compromise.
Cette instabilité qui se solde par l’inexécution des prestations et la perte d’opportunités pour l’activité et l’emploi, met en péril la survie des entreprises, notamment les Pme ou Pmi qui auront «risqué» leurs faibles moyens dans les commandes de l’Etat. Elle génère par ailleurs de la méfiance de la part des opérateurs effectifs ou potentiels.
Une des possibilités à explorer pour protéger les Pme et Pmi parties à des contrats publics serait l’étude et la mise en place d’un outil institutionnel de type bancaire dédié à l’accompagnement financier des titulaires de marchés de montants relativement «modestes» (par exemple maximum 50 millions francs).
Conclusion
Autant parait-il tautologique d’affirmer que «pour lutter contre le chômage, il faut créer des emplois», tout autant, nous semble-t-il, pléonastique de proclamer, comme le fait la Constitution du Sénégal (article 25), que «chacun a le droit de travailler et le droit de prétendre à un emploi».
Faut-il réécrire ces dispositions de notre texte fondamental ? Si l’autorisation m’en était accordée, je serais plus prosaïque en indiquant que «l’Etat doit entreprendre toute action pour exploiter toutes opportunités susceptibles de générer des emplois en faveur des demandeurs».
Dans cette perspective, la commande publique offre plusieurs pistes, tel que nous avons tenté de le montrer ici. Il conviendra de les explorer ou de les relancer. A cet effet, une entité dédiée rattachée à l’Armp pourrait être mise en place. Elle disposerait de pouvoirs réels notamment de contrôle a posteriori des procédures particulières de passation de marchés (Appel d’Offres Restreint, Drp simple et Drp restreinte). Le «sponsoring» des Pme-Pmi auprès de l’organisme financier dont la mise en place est préconisée ci-avant, pourrait figurer parmi les attributions de cette entité.
Mansour DIOP – Administrateur civil
Ancien Président du Conseil de Régulation des Marchés publics
1 «Associations transparentes» : structures fictives pour faire l’appoint de concurrence
2 «candidatures de couverture» : les candidats proposent des prix délibérément au-dessus de celui qui d’un commun accord devra remporter le marché
3 «Attributions programmées» : cas des marchés passés à titre de régularisation de commandes déjà consommées
4 «e-procurement» : marchés dématérialisés