Comme le juge, si on partait des faits

Pour dire le Droit par la décision qu’il est amené à prendre, le juge apprécie les circonstances exactes de la commission de l’infraction avant de les confronter aux dispositions de la loi. En Droit pénal, le principe de légalité est, pour lui, l’obligation qui le lie strictement à la loi qu’il est amené à appliquer à la «chose à juger». Il ne peut opérer une qualification et prononcer une peine qui n’ont pas été préalablement établies par le législateur. Contrairement au juge civil, il ne lui est permis ni d’interpréter ni d’extrapoler. Il est tenu par une lecture stricte de la loi qui définit les actes et propos répréhensibles (élément matériel de l’infraction), ainsi que les peines qui leur sont applicables. Sa seule liberté réside dans l’appréciation des faits et les circonstances de la commission ou omission fautive. Ces deux principes fondamentaux du rôle du juge s’expriment ainsi : «Pour dire le Droit, le juge est tenu par la seule loi et son intime conviction.» En d’autres termes :
Le juge dispose d’un pouvoir souverain d’appréciation des faits : à partir du dossier qui lui est transmis par le Parquet ainsi qu’à toutes les parties au procès, il dirige les débats desquels il apprécie la valeur et la portée des constatations de l’enquête préliminaire et de l’instruction, des énonciations des parties ainsi que des éléments de preuve soumis aux débats. Il évalue chaque élément apporté au débat selon son sérieux, sa crédibilité et son degré de vraisemblance ;
Le juge dispose en dernier ressort, du pouvoir souverain de qualification des faits :
De ce qui précède, le juge se prononce sur l’imputabilité des faits à la personne attraite devant lui, les qualifie en confirmant, infirmant ou requalifiant les incriminations contenues dans le dossier.
Sous ce rapport, plus qu’une possibilité qui lui est offerte, le juge a le devoir d’appliquer strictement les qualifications légales à retenir en définitive et indépendamment de celles contenues dans le dossier pendant les phases judiciaires antérieures. Il ressort en effet de la jurisprudence que «la qualification retenue lors de l’engagement des poursuites ne lie pas les juridictions d’instruction et de jugement, qui ont le devoir de restituer aux faits dont elles sont saisies leur véritable qualification» (Crim.16 déc.1997, n°96-82.509, Bull.crim.n°428).
Il y a donc une distinction à faire entre d’une part, les faits de la cause et d’autre part, la qualification retenue à chaque niveau (enquêtes, instruction, jugement). Cette distinction qu’un certain Maître François Serres, avocat au Barreau de Paris, dans un article, n’a pas faite, notamment quand il évoque l’obligation de notifier au mis en cause, des motifs des poursuites qui sont «chacun des faits qui lui sont imputables» comme il le dit lui-même. Dans l’affaire Sweet Beauté, les faits pour lesquels les poursuites sont engagées sont constants, incontestés de toutes les parties : les deux antagonistes, l’homme adulte et la jeune fille âgée de moins de 21 ans, étaient dans les mêmes locaux, et isolés de tout autre regard. En plus, la presse a largement relaté la question du juge d’instruction relative au test Adn lors de la première comparution quasiment forcée du mis en cause (l’intéressé ayant été interpellé la veille, jour de sa convocation par le juge d’instruction, pour trouble à l’ordre public et gardé à vue à la Section de recherches de la gendarmerie, avant d’être conduit auprès du juge d’instruction le lendemain).
Il est dès lors clair que les faits de la cause ont été bel et bien notifiés à l’accusé. Dans tous les cas, l’acte de renvoi devant les chambres criminelles comporte bien le «chef d’accusation» de corruption de jeunesse. Même dans le cas contraire, dès lors que la requalification des faits a été émise par le Parquet après la clôture des débats, le juge était en bon droit de disqualifier les faits (qualifiés) de viols en corruption de jeunesse. C’est seulement si, avant les débats au fond, la requalification est envisagée, qu’il est permis à la défense de solliciter le renvoi qui doit lui être nécessairement accordé. Ce qui ne fut pas le cas, surtout que le jugement a été fait par contumace, donc à l’absence de l’accusé et de sa défense.
Me Serres, en parlant d’«attentat public à la pudeur», fait une grave confusion entre l’outrage public à la pudeur (Art 318) et l’attentat à la pudeur (art.319). La condition de publicité est dans la première. De la même façon, il dénature la définition de la «corruption de jeunesse» en empruntant celle à la corruption d’agent de l’Etat. Ainsi, partant de l’idée d’entente entre le corrupteur et… la corrompue, Me Serres confirme les faits «…dans une pièce réservée, sans autre témoin que l’accusé et cette jeune femme…», mais plaide le consentement mutuel : «Nous serions là sur le terrain d’une morale qui viendrait s’insinuer dans les plus profonds recoins de l’intimité de la vie privée, et donc en parfaite contradiction avec le texte. Car l’accusé n’a en rien agi publiquement ou contre le gré de l’accusé ; l’acquittement pour viol en témoigne. Dans une telle hypothèse, chacun savait ce qu’il faisait ; on ne peut corrompre quelqu’un à l’insu de son plein gré selon la formule consacrée.» Ah oui ! C’était un match amical, comme dirait l’autre. Il fallait y penser.
Plus sérieusement, en revenant à l’article 227-22 du Code pénal français, on lit : «Le fait de favoriser ou de tenter de favoriser la corruption d’un mineur est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.» Il est impensable que le législateur français ait fait allusion ici à la corruption d’agent d’Etat. Me Serres ne doit pas le penser pour notre Parlement. Comme s’ils se sont passé le mot, son confrère du Barreau de Paris, de surcroit Professeur agrégé des facultés de Droit et surtout portant un nom bien Sénégalais, Me Boubacar Niang, lui, s’en prend pratiquement à nos braves députés qui se seraient «trompés en n’abrogeant pas purement et simplement l’article 324 al.2» après l’introduction de la corruption de mineur dans l’article 320 ter en 1999. Il estime que cet article serait désuet au motif pris de Gisbert Cornu, d’un texte «formellement en vigueur mais devenant politiquement inapplicable».
D’abord, cette citation est d’un professeur spécialiste de Droit civil et de procédure civile et dont tous les écrits connus sont exclusivement de ces deux matières. Ensuite, nous sommes en Droit pénal avec son principe de légalité expliqué tantôt. Dans toute l’histoire du Sénégal, je ne retiens comme texte pénal pouvant avoir été considéré désuet pendant un temps, que les dispositions sur la peine de mort restées longtemps non appliquées jusqu’à leur abrogation. Enfin, le législateur sénégalais, en consacrant les deux incriminations de corruption de mineur dans l’article 320 et de corruption de jeunesse dans l’article 324 alinéa 2, a voulu protéger une catégorie considérée jeune et vulnérable, en plus des 13 et 16 ans : celle qui suit, les moins de 21 ans. Ce n’est pas le cas en France, où la société considère la jeune fille de 18 ans mature au point de s’assumer toute seule. La société sénégalaise n’est pas celle de France, Professeur Niang, comment pouvez-vous transposer au Sénégal l’esprit du législateur français dans sa logique «de faire correspondre l’excitation à la débauche de mineur et corruption de la jeunesse à la minorité civile» passé de 21 ans à 18 ans ? Pour vous, comme le Sénégal a opéré la même réduction de l’âge de la minorité, il doit impérativement changer son Code pénal. Foo ko wekk ? Sur la base de quoi, nous Sénégalais, devrons-nous systématiquement faire du copier-coller des textes français ? Le Sénégal a opportunément choisi de prendre de la France ce qui convient à ses réalités sociologiques et de rejeter ce qui véhicule nos contre-valeurs comme les actes sexuels contre-nature dont l’homosexualité, qui y ont été abrogés en 1982.
C’est dans cet esprit que le législateur sénégalais a opéré dans le Code pénal, trois catégories de protection des jeunes filles et garçons contre les crimes et délits sexuels sous deux séries de dispositions ; d’une part les mineurs qui sont de 13 et de 16 ans et d’autre part les jeunes en dessous de 21 ans, parce que, encore une fois, ils sont considérés comme composantes des couches vulnérables. Cette référence à la fragilité de la jeunesse se retrouve pourtant dans la définition de la corruption de mineur dans le Dictionnaire de Droit criminel : «Il y a corruption de mineur lorsqu’un individu s’efforce de profiter de la jeunesse et de l’inexpérience de sa victime pour l’initier à un vice, et s’efforcer de l’en rendre esclave.» De ce fait, l’article 324 al.2 reprend presque textuellement l’article 334-2 de l’ancien Code pénal en remplaçant «mineur de moins de dix-huit ans» par «…jeunesse de l’un ou l’autre sexe au-dessous de vingt-et-un ans…».
Non ! Les juges de la Chambre criminelle de la Cour d’appel de Dakar n’ont pas sorti la corruption de jeunesse de nulle part, comme le soutient Me Serres. Ils n’ont pas non plus appliqué un texte désuet, comme le dit Me Niang. La corruption de jeunesse de moins de vingt-et-un ans est bien dans notre droit positif, c’est-à-dire en vigueur plus que jamais, parce que la prédation sexuelle contre les jeunes est plus que jamais dans nos villes et campagnes.
Messieurs les avocats du Barreau de Paris, que reste-il de vos plaidoiries après ce qui précède ? Pour utiliser la formule de Me Serres, «Exit» la désuétude de l’incrimination de corruption de la jeunesse. «Exit» «l’acquittement pour viol» parce que le juge a opéré, sur la base des faits constants, une requalification (après disqualification) et non un acquittement qui n’a été décidé que sur les faits de menaces de mort en prononçant la «relaxe». Il ne peut pas ignorer la différence entre les termes relaxer et requalifier. Maîtres Serres et Thiam savent surtout, et pertinemment, ce que de tels faits, perpétrés en France, peuvent coûter aux mis en cause : les cas de Tariq Ramadan et autres «black-beur» le démontrent à suffisance. Il reste toutefois à savoir les véritables mobiles de ces deux confrères du Barreau de Paris à défendre de la sorte un homme politique, potentiel candidat à la présidence de la République, convaincu de s’être rendu coupable d’actes attentatoires aux mœurs. Ces deux éminents juristes, qui ont vécu la déchéance politique de Dominique Strauss-Kahn, de François Fillon, Nicolas Sarkozy, Bernard Tapie et bien d’autres personnalités françaises pour avoir été mêlés à une infamie, doivent bien méditer cette phrase de l’Emir Abd-El Kader (1808-1883) : «Le savant est l’homme par lequel s’opère facilement la distinction entre la franchise et le mensonge dans les paroles, entre la vérité et l’erreur dans les convictions, entre la beauté et la laideur dans les actes.»
Sankoun FATY
Colonel de Gendarmerie à la retraite
Acteur de la Société civile